Trente-cinq


Le temps passe comme une caresse, un souffle tiède qui lèche le corps et l'âme. Rien ne se voit sur le moment. Après, seulement. Quand tout a basculé, on découvre la forme de la sculpture, alors réalisée. Au printemps on s'était étendu dans l'herbe dure au-dessus des calanques, Luca faisait la gueule car je lui avais donné une taloche. Domi posait ses mains sur mes épaules à Port-Saint-Louis du Rhône. Sur les photos on dirait un signe de possession (mes cheveux auraient eu besoin d'être tondus). J'ai une promesse intime à respecter, qui me fait découvrir l'ampleur de ma dérive. Le temps douloureux mais salutaire de la destruction succède à celui, finalement insignifiant, de la construction. Défaire ici pour refaire là. Reconstruire, en fait. En dur cette fois-ci. Et seul. Un jour, on grimpe sur le Mont-Ventoux avec Etienne. Le lendemain il faut remonter en Suisse en trombe: Garry doit s'envoler d'urgence. Je passe l'été entre Berne et Lausanne; l'arrière-été sur les éphémères arteplages baignées de lumières rousses si mélancoliques qu'elles vous transpercent le cœur. Derrière des piles de conteneurs, Morat-les-Géraniums s'est mué en port maritime. Un matin d'octobre, après avoir désespérément tourné en rond dans le ciel, je reçois enfin l'autorisation d'atterrir. Un pied à terre au quatrième ciel. A l'ouest, les ciels d'automne défilent dans mes fenêtres, les nuages roulent au-dessus du Jura retrouvé: lumières vivides, bleues-vertes, le monde m'appartient, je saute de joie sur le plancher, comme un cabri. Enfin chez moi. Endlich allein, endlich verrückt! Un dimanche à Bel-Air, on attend le bus 7 avec des jambes de trois tonnes. J'ai découvert le doux bruit d'averse que font les chaussures des centaines de coureurs silencieux en frappant le bitume. Posséder la route du lac pendant une heure et cinquante minutes. Courir sur la ligne blanche. Arriver. Pleurer.
Comme on marchait le long des buissons nocturnes, défilait dans ma bouche et dans mes oreilles la bande son d'une conversation que je ne voulais pas avoir. Puis tout est allé très vite. Larmes furtives sur le tapis écru du salon; en surimpression, le souvenir déplaisant d'un voyage raté à Londres. La porte s'est refermée sur un possible à jamais invérifiable. Adieu JP, merci pour ces beaux moments. J'ai enfilé mon scaphandre de cosmonaute pour flotter dans l'encre noire de décembre jusqu'au passage de la prochaine rampe de lancement. Un dimanche soir obscur, je rentrais chez moi par le pont Chauderon dans une ville en ruine: tout était à rebâtir, et cet idiot d'Ernesto s'obstinait à marcher à mes côtés, comme si l'on avait eu quelque chose en commun... J'ai souhaité ma mort. Le soir de Noël on m'a invité, comme on invite un orphelin. La lampe de la cuisine pendait, sinistre, et diffusait trop de lumière. Personne n'avait faim. Les voisins du dessus étaient descendus, chaussés de leur pantoufles. Un autre invité échoué avait confondu son blouson avec le mien: dans ma poche, je retrouve un de ses mouchoirs, tout gluant (et je ne connaissais pas encore les Xanax...) Heureusement, le printemps allait être précoce.

Un jour, j'ai lu que l'homme est au pic de son agressivité à l'âge de 35 ans.

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