Lost in Tiergarten

Tu arrives vendredi, on se retrouve, une année et demie après notre première rencontre. C'était chez toi, sur une presqu'île, une péninsule campagnarde en ville. Pour gagner ta cabane il fallait emprunter une petite route bordée de vergers, d'arbres chargés de lourds nids de pies ou de corbeaux. Je me souviens de l'odeur du bois, à l'intérieur. De la vue par ta fenêtre: un champ brumeux, des arbres dénudés; à droite, une maison blanche, basse et trapue, ancienne. Un paysage intemporel, une peinture naturaliste.
La communication n'est pas un problème entre nous. L'échange verbal est facile, constant. L'échange physique est plus délicat. Il faut que nous retrouvions nos marques de ce week-end là. Je comprends que l'initiative m'appartient, sans quoi ta timidité risque de nous égarer dans d'agréables voies doucereuses, de nous perdre dans des paysages vallonnés, des creux de reins soyeux, des fesses rebondies, des mamelons dressés, autant d'agréables promenades mais qui ne sont pas vraiment notre but. Tes mains sont un peu rêches car tu es jardinier, mais elles sont fermes et douces, ton toucher est franc – tu pourrais être masseur. On peut céder à ces sirènes-là, mais tu n'as pas fait ce voyage pour ça, je suppose. Samedi, je te propose un voyage moins sirupeux. Tu acceptes avec plaisir. La transformation est rapide. Voici ta face cachée. Tu es debout. Tu respires plus vite. Je deviens pervers. Tu deviens pervers. Nous devenons pervers. Maintenant tu as vingt ans à peine. J'entrave, tu entraves, nous entravons. Tes gestes sont précis et rudes. Voici des clôtures, des murs en parpaings jonchés d'orties. On longe les abattoirs. Tu es paysan. Je suis vache laitière. Tu es le fils du boucher. Je suis un gigot. Un saucisson. Ma marge de manœuvre se réduit, j'essaie de t'attirer à moi avec les parties de mon corps encore disponibles. Tu es photographe. Je suis modèle, chaussé en danseur. Je pense bien que nos paysages intérieurs divergent. Comment est le tien, je me demande, lorsque tu tires les ficelles? Le mien, c'est Popaul, le poulpe gris du dessus, qui le façonne, c'est un sale vicieux, je l'ai déjà dit je crois, c'est lui qui me fait penser des saletés, lui qui s'occupe du casting. Lui qui bat les œufs en neige. Voilà. Je sens que nous nous éloignons. Tu es une tortue, couchée sur le dos. Je suis un morse. Depuis une heure la pluie fouette les baies vitrées, mais nous flottons, presque immobiles, deux créatures aquatiques, nos nageoires sont nos doigts, qui bougent à peine et nous orientent dans ces courants-là. C'est bien. On peut agoniser tranquillement, mais après il faudra que je mette le poulet au four si l'on veut manger avant minuit. On boira du vin et puis on fumera encore, de l'herbe bien tassée, nous parlerons beaucoup, tu auras de nouveau vingt ans, peut-être même moins, on regardera des clips sur YouTube, des choses compliquées, j'aurai du mal à donner du sens à ces images, je ne saurai plus très bien ce que je raconte non plus, tu t'engageras dans une longue description, de quoi? je serais bien incapable de le répéter. Tout à coup tu auras quarante-cinq ans, tes yeux s'enfonceront dans deux fentes, les miens aussi d'ailleurs, la musique nous fera voyager, je fermerai les yeux quand la pluie se mettra à tomber sur le Tiergarten.

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