Wild is the wind

Nous revoici, adolescents, toi avec, déjà, un corps de jeune adulte, puissant, ta moustache amusante, plus noire et plus fournie que mon petit duvet. Ce jour-là, un soleil oblique fusait par la fenêtre en dessinant des taches sur le tapis de ta chambre. Une cassette tournait dans ta platine de la marque Nakamichi, objet de tous tes soins, et comme j'étais innocent, je m'étais mis à danser, légèrement, je dansais, un matin de printemps, dans ta chambre et tu ne disais rien, car on écoutait de la musique et rien d'autre ne comptait, en fait. Et même quand ta sœur a entrebâillé la porte pour te demander quelque chose, je n'ai pas cessé de danser, en souriant, je la regardais, elle souriait aussi avec son air moqueur, elle était moqueuse, toujours, mais là, ça m'était égal, c'était le printemps, je dansais, mon cœur ne pesait pas un gramme et rien d'autre n'importait. Et ce jour-là tu étais gentil avec moi, pas condescendant, juste cordial et moi, j'avais su te pardonner de m'avoir, un jour, l'automne d'avant, ou celui de l'année précédente, menacé de violences physiques en me traitant de tas de merde. J'ai aussi su te pardonner de t'être moqué de moi le jour où nous étions allés skier ensemble à Villars, parce que mon matériel était vraiment minable et que je skiais comme une patate.
Tu étais sous la coupe de tes amis, des gens que je ne connaissais pas, pas vraiment en tout cas, des gens plus âgés que nous, je m'en faisais simplement une représentation à partir de leurs prescriptions, des musiques qu'ils te recommandaient, donc qu'il fallait aimer, des marques d'appareils hi-fi qu'il fallait avoir, des choses que je supposais importantes, comme ça.
Et un jour, nous étions plus âgés déjà, c'était probablement un samedi après-midi puisque je servais, tu es venu t'asseoir au bar, tu m'as commandé une boisson, un café peut-être et je savais que ton père venait de mourir, mais je ne savais pas quoi te dire et je m'interrogeais sur les ressorts profonds de ta venue dans ce café. Pourquoi vers moi? Que voulais-tu que je te dise? Mais nous n'avons presque pas parlé et tu n'es pas resté longtemps.
J'aimais être dans votre maison, j'aimais ta mère parce qu'elle s'intéressait à moi même si c'était pour m'introduire dans les cercles scientologues, ça aussi je lui ai pardonné, car je crois sincèrement que c'était (c'est, sans doute encore) une bonne personne, je ne peux pas penser le contraire. Tu étais très fier de cette maison au style Art & Décoration, tu aimais l'argent, le luxe, et un jour tu avais déchiré, en te bagarrant, ton blouson de cuir beige tout neuf à 1200 francs. Qu'avait dit ta mère, justement? Qu'elle était écœurée, c'est le mot que tu avais utilisé. On le serait à moins.
Viens, je te propose de retourner en 1982. De faire une fugue tous les deux. On prend un train pour Berlin. C'est l'automne. On arrive, tôt le matin, gare de Zoologischer Garten, il fait encore frais. Nous voici sur les traces de Christiane F. et de David B. On part tous les deux à la découverte cette ville pleines de trous, on prend ses trains antiques sans savoir pourquoi ils sont désertés, on monte dans ses bus beiges à deux étages, on voit à la nuit tombée ses multiples coins d'ombre, entre barbelés et voies ferrées. On mange des frites dans des Imbiss, on boit le thé chez Kranzler, c'est plus dans ton style. On approche du fantôme de Potzdamer Platz et un vent tiède souffle et nous caresse.

Je vois parfois ta photo dans le journal, de plus rares fois tu ressurgis du passé, tu te matérialises et je te croise, ou je te vois à travers la vitre d'un café. Tu portes des cravates, des vestons, tu es un notable maintenant, tu t'es clairement empâté. Ton visage a quelque chose de mou et de généreux. De satisfait. Parfois je songe à t'écrire un e-mail, à te proposer de boire un café, ou peut-être une bière. Pas à Berlin, non. Ici. Je me demande comment tu me vois, si tu te souviens des anciennes et vaines injures. Certainement pas. Tu vois: je suis resté léger, je ne pèse guère, je ne suis pas embourbé dans les contingences – on peut voir les choses comme ça. Libre d'une certaine façon, plus libre que toi, peut-être. Sans doute. C'est une petite vengeance, pas bien méchante, va!

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