Sexies

Lorsque personne ne parle, lorsque le silence s'installe, alors on perçoit ce son aigu, ce bruit permanent d'aspiration, qui est la marque sonore de cet appartement. L'air s'échappe par dessous la porte d'entrée, happé par la grande hauteur de l'immeuble, qui engendre un effet de cheminée. Une tour d'appartements honnêtement rénovée, comme il en existe beaucoup à Berlin. Un immeuble de 240 appartements issu des plans de logements de masse de l'ancienne RDA. Literie confortable, eau chaude en abondance, pièces lumineuses, chauffage central efficace (heureusement car il fait frisquet) bouilloire et cafetière fonctionnelles. Et même un vide-ordures. Parfait pour notre séjour pascal.

Lundi de Pâques. Temps frais, changeant. Rares apparitions du soleil. Balade molle, en groupe, dans Schöneberg à l'atmosphère dominicale. On ne croise que d'autres faces rouges, des regards vitreux dissimulés par des lunettes de soleil. Des têtes de lendemain d'hier, pareilles aux nôtres. Des têtes de lard. Lobes distendus par des anneaux énormes. Pantalons, vêtements de cuir. En ressortant, un peu plus tard, de l'exposition Topographie des Terrors, on prend un café dans un bar tout en vitrines qui donne sur Leipziger Platz. En regardant distraitement le ballet des bus et des voitures sur la Leipziger Strasse, je repense à l'étonnant passé de ces lieux... En effet, la forme hexagonale de cette place restait parfaitement visible, prisonnière durant trente ans entre les murs de l'ancien no mans land.

La nuit d'avant, Ig est sorti à la GMF. Il nous dit que cette soirée avait pour but de compenser la frustration qui lui restait de la Snax, où il a fini par tourner en boucle, à la recherche d'une improbable satisfaction sexuelle, dans le dédale scabreux du Lab-o. Il était alors neuf heures du matin, et tous les autres tournaient comme lui, "sur pilotage automatique", les yeux exorbités et les maxillaires serrés comme des étaux par l'effet des drogues. J'écoute son histoire en compatissant car j'ai connu, à la Snax et ailleurs, les mêmes errements. Et je suis bien content d'être libéré de ces attentes, de ces vains désirs qui vous intoxiquent dès lors qu'ils ne sont pas assouvis. Samedi soir, je suis allé à la Snax comme je serais allé à n'importe quelle autre soirée, sans rien attendre de particulier. Et de fait, cette soirée ne m'a rien apporté de particulier, hormis le plaisir de sortir, de danser avec mes amis (et quelques milliers d'autres dépravés de notre acabit – le type du vestiaire estimait l'affluence à environ cinq mille personnes, ce soir-là). La nuit a été émaillée de quelques rencontres fugaces et sans relief. Un type plutôt sympa, que j'embrassais depuis dix minutes, s'est mis à me parler de son hépatite C. C'était un prétexte pour ne pas pousser plus loin notre flirt (ce qui n'était de toutes façons pas dans mes intentions.) Pour faire une pause dans les danses effrénées, je suis descendu, lorsque la musique a perdu en qualité, pour une ronde d'une heure au Lab-o, avec la vague intention d'utiliser mon sexe. Mauvaise idée: je laisse un charmeur enfiler ses mains dans les parties basses de ma combinaison de latex. Le zip s'écarte et voilà que je perds mon sachet de stupéfiants. Le constat tardif de cette perte me met hors de moi. Je m'énerve tellement que je ne parviens plus à retrouver, dans ce dédale, l'endroit de notre étreinte. Mais grâce au briquet de Pascal et à ma mémoire revenue, je finis par localiser mon bien (après avoir tâté de mes doigts, dans la crasse inouïe du sol, plusieurs dizaines de capotes usagées et d'autres ordures indéterminées). Tout content, on remonte au Berghain. Le DJ Boris, le buste moulé dans un t-shirt de cosmonaute, vient de s'installer aux platines. Quelques gorgées de potion magique suffisent à me remettre sur orbite pendant une petite heure. Le temps de voir ce caléidoscope qui tourne toujours, en pareil cas, derrière mes paupières closes. Le temps de retrouver des sensations euphorisantes et agréables. Je me souviens d'avoir eu cette simple pensée: "Je suis là et c'est bien". Et puis, quand ces effets magiques se sont estompés, on est tombé d'accord avec Pascal: nous en avions assez de notre sixième soirée Snax. On a repris l'escalier vers le vestiaire.
A travers les vitraux des toilettes du rez, on voyait le soleil briller à l'extérieur. Et ça aussi, c'était très bien.

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Der Himmel über Berlin
(Leipziger Platz, 1975)

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