Le mieux est l'ennemi du bien

En s'insinuant par les fenêtres de la voiture, les couleurs du soir confèrent un charme totalement gratuit à la compagnie hétéroclite des voyageurs du niveau supérieur. L'Intercity traverse la campagne fribourgeoise à son allure usuelle de sénateur. A Fribourg, une fille s'installe en face de moi. Sorte de baba cool espagnole, peau mate, vêtue de cotonnades safran, elle traîne avec elle un sac à dos, une canette de bière Desperados et des parfums capiteux. Je ne sais pourquoi sa présence me pèse. Heureusement, elle descend à Berne, remplacée par un couple d'Indiens, jeunes et insignifiants jusqu'à l'écœurement. Sur les banquettes voisines, trois jeunes gays tentent d'empiler des valises qu'ils ne peuvent pas caser ailleurs. Ce sont de petits intellectuels bavards. L'un est grassouillet, un autre déjà dégarni et chaussé d'affreuses sandales. Les valises me dissimulent le spectacle du troisième. En tout cas, personne alentour pour titiller ma libido. Ma valise occupe l'espace sous un siège: 20 kilos de matériel à fantasmes que j'emmène à Zurich où je dois retrouver A. 
J'arrive vers 21 h 30. Il faut encore prendre un RER jusqu'à Wollishofen. Puis marcher, car je ne vois pas l'arrêt de bus. La nuit tombe lentement sur ce quartier inconnu et paisible. Je longe des façades. Un type fume sur une terrasse; des gens bavardent devant ce qui ressemble à une église, ou une salle de paroisse. La vie normale. Même sur ses roulettes, mon bagage pèse. Il faut le tirer car la rue est en légère pente; passer quelques coins pavés qui le font tressauter. Après un bon kilomètre, je vois par hasard le bus recherché. Le véhicule allait partir. Restent deux haltes, qui me font franchir le panneau de sortie de la ville: me voilà donc rendu aux fines chiètres de Zurich, comme dirait Pascal.
Je descends. L'hôtel est là: un Ibis, planté le long de la route, près d'une sortie d'autoroute dont on entend la rumeur, là, quelque part derrière les arbres. Des garages; des stations service dont les lumières brillent dans la nuit, maintenant tombée. Deuxième étage, long couloir, chambre étriquée, puant le vieux tabac. Lavabo en plastique, imitation marbre, à l'arrête marquée de brûlures de cigarettes. J'ouvre la valise, j'en sors tout le matériel: mes affaires, et celles d'A. Je recouvre le lit de deux draps de latex. J'accroche nos tenues à des cintres; je dispose méthodiquement les accessoires qu'il m'a demandé d'emporter sur la tablette et sur le lit; j'en suspends d'autres au détecteur de fumée avec des chaînettes; je tente de tamiser l'éclairage. Le résultat n'est pas mauvais. Mais il est tard. L'excitation qui atteignait son paroxysme dans l'après-midi, alors que je remplissais la valise, m'a quitté. Je tente de la ressusciter en faisant défiler, sur l'écran de mon téléphone, des dizaines d'images lestes, renouvelées en flux continu par Tumblr. Enfin il arrive, il est 23 h 30. Nous commençons les jeux. Mais je me sens absent. J'accomplis des gestes automatiques. Disons les choses: je bande mou. Ou pas du tout. La passivité d'A., qui me laisse toute l'initiative, m'irrite. Mais comme toujours je fais le diplomate. Les jeux prennent fin vers 2 heures. Je suis lessivé. La chambre est en cupesse, dirait ma Mémé. Pourtant, nous n'avons employé qu'un dixième des affaires trimballées jusqu'ici. Nous fumons un peu devant la fenêtre (du lubrifiant au silicone s'est répandu sur le sachet de plastique où j'avais mis l'herbe, compliquant inutilement son ouverture)... Un vieux mal de tête s'installe. Je prends un demi somnifère en me brossant les dents.

Le lendemain, nous prenons la route vers 10 heures. La nuit a été courte. J'ai sué sous la couette trop épaisse. Aucune envie de me frotter au corps d'A. Nous voici sur l'autoroute, sous un soleil radieux. Un temps magnifique pour la gay pride, que l'on fêtera là cet après-midi et, surtout ce soir. Mais je m'éloigne de ces réjouissances. Je repense au week-end dernier, à Zurich déjà, comme nous tentions de nous distraire, déçus par le set de Nick Warren, alors que rien d'extraordinaire ne se passait en ville. Deux mauvais choix successifs, donc. L'idée de passer une nuit avec A. ne me paraissait qu'abstraitement séduisante. Maintenant je sais que nos rapports ne doivent pas déborder du cadre strict dans lequel ils s'inscrivent depuis six ans: soit une session de temps à autre, l'après-midi. Et chez moi. Au fond, je savais tout cela avant même de faire mes bagages pour Zurich. Je me demande pourquoi il faut toujours que je teste la réalité sans me fier à mon intuition. Cela m'aurait pourtant économisé beaucoup d'énergie... Et, certainement, fait passer un meilleur week-end. Tant pis.
Il me dépose à la gare de Romont. Quarante minutes avant le train. En route, le ciel se voile. A Lausanne, il fait gris. La mauvaise nuit m'a mis du sable dans les yeux. Et le soir, alors qu'on se décide à descendre au Chocolate Festival, une grosse pluie se met à tomber et nous fait rebrousser chemin. Mauvais choix, vraiment.
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A bientôt!

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