Villa Mon Rêve

En route pour la course de Yens, quelques villas entrevues au détour d'un chemin, à travers la glace de la voiture. La silhouette de ces petites maisons individuelles, protégées par leurs haies, s'imprime furtivement sur ma rétine. Des villas, oui. Dans l'inconscient collectif vaudois, la villa symbolise l'accès à la propriété. La maison archétypique que l'on se choisit. La maison que l'on construit selon ses vœux, ses désirs. Ses rêves. Et ses moyens, évidemment.

La leur s'appelait "Chante-Bise". Au bout d'un court chemin, une construction blanche plutôt étroite et longue, datant des années cinquante ou soixante. En y pénétrant, on sentait des odeurs tièdes de chaufferie, de lessive, de chat. A l'étage, un grand salon, avec un balcon qui s'ouvrait sur le panorama du lac et des Alpes. Je me demande s'ils l'avaient fait construire ou rachetée... 
Le banquier N. et Madame, d'autres amis de mes parents, avaient construit la leur au bas du village, sur un terrain bien dégagé. C'était une maison beaucoup plus cossue, plus généreuse. Toitures à demi-croupes, dans la tradition locale – ce qu'on a appelé par la suite le style "villa vaudoise". Ils avaient davantage de moyens, c'est sûr. De part et d'autre de la porte d'entrée, des grilles de fer forgé protégeaient deux petits œils de bœuf. Et ces grilles donnaient, à mes yeux, un aspect de forteresse à cette nouvelle maison. Alors qu'on venait de prendre place sous des parasols dans le jardin, le banquier, un homme plein d'esprit, dit qu'il réfléchissait à un nom pour baptiser sa demeure. On imaginait déjà, sur la façade, des lettres ouvragées dans le même fer forgé que les grilles des fenestrons. "Je pense à 'Derrière les Barraud'", avait-il malicieusement lancé: une allusion au patronyme des voisins, dont l'imposante demeure émergeait, sous une lourde toiture, au-dessus de la haie, flanquée d'un mât où flottait le drapeau rouge à croix blanche.
Il y avait encore la villa de l'oncle Raymond, un frère de ma grand-mère. Maçon, il l'avait construite lui-même après avoir gagné un gros lot de cinquante mille francs à la Loterie romande, en achetant au débotté le dernier billet disponible à l'épicerie du village (celle où se vendaient des œufs petits, mais bien pleins...) C'était une maison lilliputienne, plantée au bord de la route, à la sortie d'une courbe assez dangereuse, qui avait conduit la voirie à la border d'une glissière métallique recouverte d'une peinture réfléchissante, noire et blanche. Elle était postée là, comme une vigie au-dessus du village, indifférente aux moteurs vrombissants qui partaient à l'assaut de la côte, sous ses fenêtres. Dedans, toutes les pièces étaient étriquées. Le salon avait la taille d'une chambre d'enfant. On s'y était entassé un dimanche, lors d'une réunion de famille. Le poste de télévision était resté allumé. Ils regardaient le film de l'après-midi en nous faisant la conversation. Ce salon ouvrait sur petit balcon, orienté sud-ouest. Il n'y avait pas vraiment de jardin. Des pièces à vivre ouvrant de plain-pied sur le jardin? Ce concept était totalement étranger au modèle de villa des années cinquante. De cette même époque datent d'ailleurs ces immeubles dotés des balcons stupidement situés à trente centimètres au-dessus des pelouses.
Après notre déménagement, j'ai découvert la villa des R., qui m'enchantait. C'était l'archétype de la maison individuelle: la haie de thuyas, qui protégeait des regards indiscrets le jardin, bien sûr coquet, avec sa pergola où ils mangeaient l'été. Des poissons rouges nageaient dans un petit bassin où glougloutait un jet d'eau. D'une propreté méticuleuse (ils avaient une femme de ménage – l'existence de cette profession me fût révélée à cette occasion), cette maison était pleine d'odeurs secrètes, délicieuses. Un mélange de cire d'abeille pour les meubles et de plats mijotés, dans la cuisine d'une vraie famille. La chambre de mon camarade était sous le toit. Pour accéder à l'étage supérieur, il fallait emprunter un étroit escalier en colimaçon, placé dans un angle, dont le bois grinçait sous nos pieds. Au-dessous, une horloge à poids de type Westminster sonnait chaque quart d'heure. C'était là leur bureau, avec un fauteuil Eames et son indispensable ottomane, ainsi qu'une bibliothèque dans laquelle se logeait leur répondeur automatique, appareil qui contenait une bande magnétique reproduisant la voix de Madame, sur laquelle je tombais parfois. Ces machines étaient alors assez rares pour nécessiter un agrément des PTT, qui accolaient, dans l'annuaire, un sigle spécial en regard du numéro d'appel (une sorte de Q inversé, représentant un disque). Tant de raffinements mobiliers et techniques me fascinaient. Un après-midi, alors que nous jouions seuls dans cette maison, mon ami m'avait introduit dans la chambre de ses parents, voisine de la sienne. Elle était très banale. Mais alors il ouvrit une porte de placard qui dissimulait un lavabo. Je fus stupéfait de ce confort secret, inattendu. Enfin, il ouvrit une trappe et nous nous faufilâmes dans un étroit placard triangulaire (un rangement ménagé vers le bas de la toiture) où étaient des valises et le tableau électrique. J'étais enchanté de cette visite des coulisses de leur demeure, car comme tous les enfants, j'adorais les recoins secrets. D'autant que l'immeuble où nous avions atterri, ma mère et moi – une boîte d'allumettes bâtie par des tâcherons dans la frénésie immobilière des années soixante – n'en avait strictement aucun, de recoin. Rien de biscornu, que de vastes pièces éclairées de larges fenêtres. Un appartement où il était impossible d'avoir des secrets. Où tout se voyait, tout s'entendait – les secrets d'alcôve des voisins étaient aussi les nôtres. Alors, pendant mes loisirs, je dessinais inlassablement des maisons. Et encore des maisons. Cependant, ces dessins restaient inspirés par la mesquinerie des villas que j'avais visitées. Quand j'aurais pu  dessiner mon château, mon rêve de propriétaire était façonné par celui des autres, à la hauteur de leurs ambitions et, sans doute de leurs moyens. Mais c'était bien une villa dont je rêvais car je voulais m'assimiler aux autres. Je voulais être plausible. Au fond, j'ai toujours eu l'ambition de la normalité.

Articles les plus consultés