Chez Sylviane

Nyon, rues humides et froides. Il fait déjà nuit. Je monte les étages, tu m'ouvres. Ton visage s'est encore un peu tassé. Tu as changé de lunettes. Tu débouches une demi bouteille de champagne, on s'installe dans ton salon trop éclairé, où des meubles sans âme sont simplement posés là, dépareillés, comme des choses sans lien entre elles, et ton vieux chat diabétique me fixe de ses yeux énormes en semblant chercher un sens à ma présence - et peut-être à sa vie d'animal d'intérieur. Tu me dis que 2008 a été catastrophique. Le mari de M* est mort et je comprends qu'au lieu de vous rapprocher, ce deuil l'éloigne en fait de toi, alors même que celui qui faisait obstacle à votre intimité a disparu... Nous passons à la cuisine, tu t'affaires un peu aux fourneaux et nous voici installés autour de la table. Je reconnais les motifs à la grecque des assiettes, dorés sur liséré bordeaux - la vaisselle de fête de mes parents. Dans l'angle, un petit meuble avec une radio et, au-dessus, une photo de tante Renée comme je ne l'ai jamais connue, à la fin de sa vie - dans ces années où j'avais choisi de ne plus vous voir, pour éviter de me confronter à nouveau à la mort, à la vieillesse, aux homes (comme si j'avais le choix d'échapper à ces réalités!) Plus tard, de retour au salon, tu sors un carton de vieilles photos. L'une est prise devant une école de village. On y voit Polet et, à nouveau, Renée. Elle a peut-être 12 ans. Assise de trois quarts au premier rang, elle tourne vers le photographe un visage de Madone; ses cheveux noirs, partagés de façon inégale, dégagent un front serein, tandis qu'elle croise ses mains sur ses cuisses, dans une posture noble. Emane de ce visage, de cette jeune personne, une grâce et une pureté qui me saisissent. Surtout, je reconnais dans cette fillette l'adulte et la vieille dame bienveillante que j'ai aimée (et abandonnée). Se peut-il que l'âme signe très tôt nos traits et que l'on transporte cette marque sur nos visages, tout au long de la vie?


[Retour à Lausanne. Je prends pour la première fois le m2 pour rentrer chez moi. Le trajet entre la gare et le Flon dure maintenant 30 secondes. Dans la voiture étroite, je repense aux cliquetis et au ronflement cranté de la Ficelle. Et aussi aux anciennes réclames lumineuses qui tapissaient le court tunnel. Me reviennent en mémoire les lettres entremêlées du mot "Resonar", posées sur un écran de télévision stylisé. Au Flon, les marches neuves des escaliers mécaniques, les vigiles omniprésents. A Bel-Air, je capte un bus qui rentre au dépôt. Au moment où je gagne mon entrée, passe dans mon iPod "Schiphol" de Chris Micali - avec cette voix dont je ne parviens pas à savoir si elle chuchote "I drink water", ou "I drink wine"...]

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