Extérieur jour


Le rythme et la promesse sont tenus: courir cet hiver, une heure dans l'après-midi, à condition qu'il fasse beau. Le tour habituel. Un peu plus sport que d'habitude aujourd'hui: entre Prilly et Crissier, certaines portions du trottoir ne sont pas déblayées, il faut fouler la neige durcie, la glace, qui craque sous les semelles. Impression amusante d'être un ours blanc, qui saute entre de petits icebergs. Entre deux immeubles qui défilent, un rayon de soleil vif. Au fond, la chaîne du Jura, blanchie, distrait le regard concentré sur le prochain pas.
Plus loin, vers Malley, la perspective rectiligne de la route juxtapose plusieurs carrefours, en enfilade. Ce paysage ingrat baigne dans la belle lumière hivernale de l'après-midi. La jungle électrique des câbles des trolleybus qui flotte au-dessus du macadam; les haubans bruns de la patinoire; le clignotement des enseignes; les feux des voitures encolonnées... Tout ce vilain fatras est dominé, au loin, par le double dôme poudreux des Tours d'Aï, qui s'alignent parfaitement dans l'axe de la route. Ici, les montagnes narguent et tempèrent la laideur urbaine. Elles rappellent qu'il y a quelque chose de plus puissant, d'éternel, quasiment. Elles nous remettent à notre place, au fond; celle de nains éphémères qui s'agitent, pensent, souffrent, geignent, pontifient, vibrent, salissent, médisent, rêvent de puissance, jouissent et puis disparaissent, tout cela en l'espace d'une picoseconde. Adieu.
Un jour, l'occasion m'a été donnée de survoler les Alpes suisses dans leur grande largeur, des Préalpes vaudoises au versant sud tessinois, là où la côte incroyablement découpée, tapissée d'une végétation généreuse, plonge à pic dans le Ceresio avec des airs de baie de Rio. Avant, l'appareil a longtemps survolé un vrai désert de roche et de glace. J'ai pris conscience de l'immensité de ce territoire, que le mot "Alpes", éculé, que l'on prononce sans y penser, tend à rapetisser. Un domaine inhospitalier qui n'est livré qu'à lui même, aux vents, aux météores...
Je repense à l'autre soir, à cette course chez MerdiaMarkt: dans l'obscurité, cadré par le pare-brise d'une voiture, le même chemin m'avait paru hideux. La nuit opérait un rétrécissement du champ de vision et, partant, du champ de conscience. Le paysage se réduisait alors aux immeubles bordant la route, aux enseignes lumineuses, aux feux tricolores. Une vision réellement navrante... mais que la seule lumière du jour parvient pourtant à magnifier.

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