Qui de nous deux


Un feu rouge, une rampe, l'accès à une autoroute à trois voies, mouillée; tantôt en galerie, tantôt enserrée entre deux parois, parallèles dans la nuit glaciale. On n'est nulle part: juste sur une piste, qu'il faut suivre, simplement. Elle finit par rejoindre un territoire connu: des enseignes lumineuses; des panneaux bleus avec des noms plus familiers. Sortie Sachsendamm. Des rues enneigées, sombres. Une porte percée de carreaux, un escalier en bois verni, les marches recouvertes de linoléum: Berlin. L'appartement, tiède, ouvre sur un long couloir. Longues lames de pin.
Samedi.
La lumière du jour sur les draps blancs. A l'étage au-dessus, quelqu'un bouscule des meubles en faisant le ménage. Une femme, sans doute. Je repense au plumeau de ma mère, qu'elle promenait sous le vaisselier, sur les planchers... Un manche de bois avec au bout, un balai à franges de coton, couleur framboise... Le bruit particulier lorsqu'elle le secouait à la fenêtre, trois saccades à chaque fois, tic-tuc, tic-tuc, tic-tuc, dans le soleil du matin qui faisait briller la vis nickelée. Plus personne n'a de plumeau, aujourd'hui: on passe l'aspirateur. Mais pourquoi penser à ça à ce moment-là? Des images, encore des images. Mais au fond, les images sont la seule raison de ce voyage...La nuit tombe. En t'attendant, j'épluche le drap des débris de coton noir qui s'y accrochent: ils proviennent de l'intérieur de mes chaussettes. Ensuite, le silence se fait. La concentration. Je suis un feu, un feu de sarments peut-être. Les sarments tombent dans la flamme et les alimentent. Mais si le combustible arrive en trop grande quantité, il risque d'étouffer le feu. C'est peut-être ce qui va arriver. C'est ce qui arrivera sûrement. Mais il ne faut plus que je pense. Même énucléé, amputé des bras, des jambes. Que j'arrête de penser, que je me calme. Mais c'est impossible. Un moment de panique (mais tout à l'heure, au réveil, j'ai moi-même brièvement lu la panique dans tes yeux, quand tu as réalisé que ta montre s'était arrêtée. Une bouffée d'angoisse lié à la perte de la notion du temps.) Je recouvre temporairement la vue. Mais elle se brouille aussitôt, et je ne te vois plus qu'à travers un brouillard laiteux. Je respire difficilement. Tu as éteint toutes les lampes, sauf une, méchante, petite, une lampe de police vraiment, braquée sur mon visage. Maintenant mes poumons sont raccordés à des objets invisibles, dans l'ombre, derrière moi. Un moment je vois distinctement ton visage, mais même présent, tu es comme à des années-lumière. D'accord: tu t'occupes de tout. Je comprends que tu veux tout à la fois maîtriser le temps et te protéger. De moi. Et puis, cette vision semble te satisfaire. Alors tout à coup il y a une fin, un spasme, des claquements de caoutchouc trop tendu et qui saute, cela avant un temps mort, un temps abandonné, qui laisse une tristesse s'installer. Pas de feu d'artifice mais un simple pétard. Le feu a crevé. Je n'ai pas pu te suivre jusqu'en haut du sentier. Cela laisse une trace rémanente, désagréable; un goût d'échec. Le matin suivant, un téléphone sonne; mais c'est comme si un autre y répondait. Le souvenir de la veille se ratatine comme une baudruche dégonflée, comme on traverse la ville grise pour aller boire le café tout au fond, là-bas dans Friedrichshain. Se mieux connaître. A nouveau je presse mon pouce contre les plis de stress qui sont au-dessus de ton nez, ça t'étonne, ce geste bienfaisant, comment ais-je deviné?
La nuit tombe de nouveau. Il faut parler à des gens, dans un autre bar trop petit, un peu bruyant, où l'on ne sert que du café, jusqu'à l'écœurement. Revoici l'appartement: il nous reste 30 minutes pour communiquer avec autre chose que ces mots dont ma tête est farcie, avant de reprendre l'autoroute dans l'autre sens. Ensuite, je voyage, encore – c'est bien, je peux penser à toi à loisir.
Plus tard, mon reflet dans la vitre obscure du train. Pull gris, taille moyenne, un peu dégarni, je n'ai pas, je n'ai plus grand chose de spécial. En fait, je suis juste devenu un type.


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