Une dernière fois


L'ancienne voie ferrée qui longeait le club a disparu. Je me souviens de petits matins d'été, de noctambules, de femmes lourdement maquillées, aux tenues extravagantes, tous assis sur les rails, les talons dans le ballast, fumant en discutant au premier soleil. A la place, une piste cyclable, ou un chemin piétonnier. Du bitume peint en rouge, qui laisse visible cette ancienne trace ferroviaire; elle va se connecter à la nouvelle passerelle, qui enjambe la route. On la distingue, là-bas dans cette nuit d'hiver. Une dernière fois, on passe la porte en ogive; le vestiaire; le couloir aux parois métalliques où sont les écrans vidéo. On écarte les rideaux de plastique malodorants. Privées des multiples affiches des soirées à venir, les murs des WC paraissent nus. Retour dans la salle, il est minuit et demie. C'est comme s'il y avait une timidité dans le public, qui reste sur le pourtour de la piste, sur les marches, ne se lâche pas encore. Quand la salle est suffisamment peuplée, on ouvre les portes de l'étage supérieur. Assoyons-nous une dernière fois sur les banquettes; pas celles du salon chill-out, il y fait trop froid ce soir; on sera mieux dans la pièce ronde (appelée initialement planetarium). Déjà démontée, la sculpture métallique, au phallus énorme, n'observe plus le va-et-vient de ceux qui passent sans cesse le rideau du backroom. En bas, sur la piste, les acteurs sont quasiment tous là: la dernière du show a maintenant débuté. La danseuse au plug a chaussé ses bas, elle est sur son podium, dont Stefan squatte déjà la barre métallique, pour son rituel ballet de deux. François est dans son coin d'escalier, le "coin du chien". Christian est à son poste, à gauche. Le mollusque vêtu de son harnais ne va pas tarder à piétiner son coin de piste. Etc, etc, etc. J'ai certainement déjà fait cette énumération. Ce serait une fois de trop. Où les retrouverons-nous, tous? Où nous reverrons-nous?
Derrière le bureau d'accueil, Stefan, l'un des organisateurs des soirées Shaft. Traits marqués, yeux fatigués, peau parcheminée. A moitié triste, à moitié soulagé d'arrêter. La soirée se passe, comme une autre, finalement. Temps de récupérer nos vestes, nos sacs. Un vigile haut comme une tour nous ouvre la porte sur la nuit. Des fumeurs se blottissent sous le radiateur à gaz. Zurich dort encore. Dans une heure ou deux, un espace de liberté fermera ses portes. Adieu, Laby. Pardon: adieu, Lotus. Je ne me serai jamais vraiment habitué à ton nouveau nom. Merci pour tous ces moments incroyables. Puissent les enfants, ceux pour qui l'on aménagera très bientôt une place de jeux à l'endroit même où nous avons si souvent dansé, embrassé, parlé, puissent ces gamins s'amuser là, sous le ciel alémanique, autant que nous l'avons fait dans cette vibrante baraque de tôle.
(c'était comme ça)



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