8 x 8

"De la plaque d'égout jusqu'au pont et retour il y a pile 800 mètres", nous dit l'entraîneur, alors que nous sommes regroupés sur l'un des ponts du rond-point de la Maladière. Donc une boucle de 800 mètres: 400 mètres de montée en tirant, 400 mètres de descente au petit trot, allure récup'. A répéter huit fois. Bon... Ce printemps, notre groupe ne s'appelle plus "+ de 12 km/h" mais simplement "fractionnés" – les fractionnés étant les jeux de course où l'effort n'est pas linéaire, mais réparti en exercices qui engendrent des pics de battements cardiaques. En gros. Nous voici donc une douzaine de tocards, visages connus pour la plupart, à l'exception de deux ou trois nouveaux. J'aurais dû m'écouter et ne pas retourner au vestiaire passer un t-shirt sous mon maillot: car après l'échauffement, j'ai trop chaud, justement. J'ôte la couche supérieure et me retrouve dans l'air du soir frisquet, avec mon t-shirt "technique" humide de sueur. Tant pis. On dépose nos vêtements superflus dans un coin et c'est parti. L'entraîneur attaque la montée à grandes enjambées; le groupe lui emboîte le pas. Le sentier borde la Vallée de la Jeunesse, suivant le cordon boisé au pied de la moraine de Montelly; puis il rejoint l'allée principale à la hauteur de l'entrée de l'abri PC. Il faut encore gravir une centaine de mètres et tirer à gauche. Vient alors un redoutable double virage, pentu, en forme de manivelle, qui nous mène jusqu'au pont de l'avenue de Provence. C'est l'arrivée, où les premiers attendront en trottinant que le groupe se reconstitue, avant de redescendre, tous ensemble. Et de recommencer.
Premier tour. Je me fais semer par les canassons. Les deux derniers virages sont insupportables. J'arrive au pont essoufflé, un goût de sang dans ma bouche, les poumons brûlants. Je me souviens du même exercice, l'année dernière. Je n'avais tourné que quelques boucles et puis on était parti faire un footing avec le Poulet. Ce mercredi, je pense abandonner immédiatement. C'est n'est pas raisonnable, me dis-je, de reprendre les entraînements aussi brutalement. D'ailleurs, pourquoi est-ce que je m'inflige ça? En fait, rien ne m'y oblige. Je redescends avec le groupe, nous cheminons très lentement, en soufflant. Le bas de mon t-shirt me colle aux reins, ça fait une tache froide. J'extirpe le maillot de mon collant, ça devient supportable. La nuit tombe lentement. Je me prépare au deuxième tour: c'est parti. Le rythme global est déjà moins soutenu. Bien sûr, il y a le Jurassien qui cavale toujours comme un fou (il est incapable de réguler son allure). Mais je vois aussi B*. Si ce type, qui a 15 ou 20 ans de plus que moi fait l'exercice, il n'y a pas de raison pour que je ne l'imite pas. Donc on monte. Revoici la grande allée, revoici la méchante manivelle. Le pont est en vue. Mon souffle s'est régulé. Je ne suis pas le dernier. On redescend à nouveau. Je me propose de continuer, de voir jusqu'où je tiens. Six boucles me suffiront peut-être, si j'y arrive. On passe sous l'arche de l'Expo64. La sonnerie de la fermeture du cimetière du Bois-de-Vaux retentit, interminablement. Voilà la plaque d'égout: tout de suite c'est l'accélération de la troisième montée. La nuit est là maintenant. Le chemin disparaît dans l'obscurité; un panneau indicateur flanqué d'une poubelle se transforme en silhouette humaine... A chaque pas, les tours de Malley se découvrent, lentement, au-dessus de la ramure. Quatrième tour: la moitié est bientôt faite... Je vois un type, peu sympathique, faire de brefs étirements juste avant le demi-tour. Va-t-il déclarer forfait avant moi? Alors, l'exercice devient abstrait. Une magie opère: je cours, tout simplement. Je deviens juste un élément mobile dans ce paysage nocturne et silencieux. Le parasitage des fétichismes disparaît: ainsi, il me devient complètement égal de poser le pied sur une grille d'égout, alors qu'en début d'exercice, je faisais attention à ce détail insignifiant. Tout à coup, je prends conscience de la rigidité de mes pieds. Aussitôt, je décrispe mes chevilles, mes poignets, en continuant de monter. Alors, je quitte mes sabots de bois et me retrouve, comme dans la chanson des Mitsouko, à courir chaussé de polystyrène expansé. C'est beaucoup plus agréable. Plus léger. Sixième tour: plusieurs ont déjà abandonné. Cela me rappelle les "circuits kényans" du Footing Club... Notre groupe s'effiloche à la montée, redevient compact à la descente. Septième tour. Plus qu'un. Au huitième, mes jambes se font douloureuses. Lourdes. Voici la dernière "manivelle". Le Jurassien a abandonné. Enfin, j'arrive sur le pont. On trottine en attendant B*, qui est le dernier. On se frappe dans les mains en se congratulant mutuellement. L'exercice est fait, bravo les gars.
A la descente, j'entends une conversation typique des tocards; elle porte sur les chaussures. Un nouveau venu (un type entre deux âges, à capuchon et lunettes rondes), a eu l'occasion de parler avec Viktor Röthlin. Il nous dit que ce champion préfère tel ou tel type de godasse. Mais quelle idée de comparer des tocards comme nous avec un athlète qui boucle un marathon en 2 h 10? Je pense à mes vieilles gommes, maintenant confortables, à leurs semelles qui commencent à marquer des signes d'usure. Les voilà enfin bien molles, bien "menées". Elles auront été longues à mater, celles-là. Je n'ai pas envie d'en changer: les chaussures neuves sont rigides comme des sabots.




Lire aussi
Le retour des tocards

Articles les plus consultés