De puta Madrid

La veille de mon départ, le type me laisse un message. Tout à fait désolé, mais des ouvriers vont faire des travaux chez lui, donc il ne trouvera pas le temps de me voir, blablabla. Dès lors j'hésite à faire le voyage, d'autant qu'il fait un temps radieux... Finalement, je pars quand même.
En phase d'approche, l'avion vire entre les nuages épars, qui assombrissent ponctuellement la sierra du nord-est de Madrid: immensité verte et grise, déserte, âpre et sauvage. Dans le métro à l'éclairage glacial, je parcours le plan du réseau. Une mosaïque de toponymes aux parfums exotiques, arabisants, constellée de patronymes qui plastronnent. J'aime Mar de Cristal (clinquant), Canillas (doux), Esperanza (optimiste), Puerta del Sur et Mirasierra (absolus et solaires), Príncipe de Vergara (noble), Legazpi (étrange). Et, hors les murs, l'envoûtant Majadahonda...
Vendredi soir: temps de sortir. Je passe ma tenue en latex sous mes vêtements. Direction Odarko. Je mets du temps à trouver la boîte, cachée dans une ruelle derrière la Gran Via. Prudent, je choisis de garder mes vêtements avant de pousser la porte et de flairer l'ambiance. Surprise: ce n'est pas un club, juste un bar, plutôt petit, et d'une propreté clinique. A droite, sur une estrade, un DJ mixe. Mais pourquoi ce donner cette peine, puisqu'il n'y a pas de piste de danse? Je prends une bière, vais voir le backroom. Quelques types, la plupart torse nu, se faufilent entre des palissades de caillebotis, qui créent quelques alcôves. Plus loin, une baignoire un inox, mais personne dedans. On fait quatre ou cinq pas, et c'est déjà le fond. C'est donc ça? Alors vive le Rage! Je retourne au bar, je regarde les clients. Beaucoup de visages tristes, résignés. Un honteux dégarni me frôle, tourne la tête quand je le regarde. Je m'en vais. En résumé, j'ai bu une bière à 10 euros. Cela fait de Madrid une ville chère! Je rentre à pied, le quartier est livré aux jeunes, l'alcool coule à flots. J'erre un moment par les rues jusqu'à Puerta del Sol. Il est deux heures et demie, je suis éreinté, j'ai hâte de me doucher et de mettre au lit.

Samedi, je prends le métro vers le nord. Jusqu'en haut du Paseo de la Castellana, où sont les quatre gratte-ciel qui dominent le ciel madrilène et que l'on voit de l'aéroport. Le vent s'engouffre entre les deux tours septentrionales avec une violence qui me rappelle la gifle glacée reçue un jour d'hiver à New York, entre les deux tours jumelles aujourd'hui détruites. L'après-midi, je pars pour un jogging d'une heure dans le parc immense du Retiro. Royaume des promeneurs, chiens, patineurs, dormeurs, enfants, amoureux, yogis qui se côtoient sous les pins et les magnolias. La bise soulève des nuages de poussière, je dois m'arrêter pour ôter une saleté dans mon œil.
Revoilà le soir: j'espère toujours m'amuser un peu. Je mange plus tôt, dans Malasaña, bois un carajillo – un vrai, que le barista fait flamber et complète d'un zeste d'orange et de grains de café. Un peu de repos et je ressors juste après minuit. J'écarte l'idée de l'Eagle: pas de latex ce soir. Peut-être qu'il faut donner une deuxième chance à l'Odarko? Ce soir-là, on y a tendu des rubans de chantier, noir et jaune, entre le plafond et le bar, d'ailleurs garni de cônes oranges lumineux. Ah oui! C'est la soirée "workers", annoncée sur la page web. Heureusement que j'ai laissé ma tenue orange de chantier à l'hôtel, j'aurais été le seul dans le thème. Visiblement, on n'a que peu d'empressement à appliquer un dress-code, ici... Evidemment, l'appliquer revient à se couper d'une grande partie de la clientèle. Mais en annoncer un sans l'appliquer (sinon à travers la déco) me semble carrément malhonnête. Je ressors, marche jusqu'au Strong: un trou infâme, que nous avions abondamment fréquenté lors de la mémorable Europride de 2007. L'endroit est encore plus sinistre que dans mon souvenir, d'autant que la partie backroom est fermée pour transformation; et que la piste de danse est déserte! Normal: il n'y a plus de DJ. Juste de la musique. C'est mortel: la clientèle clairsemée s'égaille, fait des rondes, s'installe sur les banquettes contre les murs, regarde sur les écrans le même porno qu'à l'Odarko. Les plus téméraires (ou peut-être les moins avantagés...) s'enfoncent dans un darkroom totalement obscur, tout au fond. Ce sera sans moi. J'engage la conversation avec mon voisin, qui me conseille une disco récente, sympa et toujours pleine. Je le remercie en lui donnant mes deux bons de consommation et prends un taxi.

La boîte s'appelle le Kluster et c'est un ancien cinéma. La comparaison avec la Démence de Bruxelles s'arrête là. La moquette colle. Dans l'air, une odeur douceâtre, entêtante, comme caramélisée. Le barman m'apprend que c'est un parfum d'ambiance: depuis l'interdiction de fumer, les discothèques cherchent à couvrir les odeurs des corps... C'est réussi. Pas de podium, une piste bourrée, cadrée par une barrière basse qui contient les danseurs. Avec un tel obstacle, j'imagine le carnage en cas d'incendie... Je reconnais dans la foule le grand Genevois, celui qui a une voix de fausset. Je vais le saluer, il me présente son mari: un Madrilène. Bonjour. Enchanté. Bises. Sourires. Je me promène dans la foule. La faune habituelle, quelques stéroïdés, quelques torses nus en harnais, quelques types magnifiques, et beaucoup d'autres. Musicalement, c'est une Jungle. Quelques gogos aussi peu inspirés que le DJ montent ponctuellement sur scène, les uns en simili-cuir et chaînes, un autre en talons aiguilles. La piste est si bondée qu'il est quasiment impossible de danser. En fin de soirée, on se connecte des yeux avec un type très fin, aux cheveux crépus, ramenés en queue de cheval. Je le caresse: cela lui donne la chair de poule. Il a les lèvres tendres et la langue douce. Nous partons ensemble. On bavarde en marchant. L'euphorie des drogues me quitte lentement et je commence à me demander ce que je fais avec cette frêle chose; mais nous voilà chez lui. Un studio minuscule, encombré et pas très propre, derrière la plaza de España. Sur la table basse, les reliefs d'un apéritif. On s'installe sur le canapé: toute magie a maintenant disparu et il faut en venir au fait. Son t-shirt ôté, il appert que sa finesse n'est qu'apparente. Un petit ventre est là, surmonté de deux tétons minuscules et insensibles. Son point G se trouve clairement entre ses fesses. Il jouit assez vite, me demande de lui apporter du papier hygiénique. Je lui fais remarquer que le sperme n'est pas toxique. Puis il s'enroule dans une couverture en se plaignant du froid et en baillant. Ses yeux sont deux fentes. Je me rhabille, fuis avant qu'il me jette franchement. Je capte un taxi sur la Gran Via. Il roule vers l'est sur les boulevards majestueux où se découpent les silhouettes compliquées des lourds édifices madrilènes. Au bout de la rue flambe la lumière irréelle de l'aurore.

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