La maman d'Oscar

En tournant les pages du journal, mes yeux s'arrêtent sur un nom en caractères gras. Un nom de famille à la consonance familière. C'est un avis mortuaire: la maman d'Oscar est morte. Elle vivait dans le nord de l'Italie. Revenue vivre dans son village d'origine? Peut-être...
Oscar vivait avec ses parents au deuxième étage. Le cabinet du dentiste séparait nos appartements. Le leur était à peu près le même que le nôtre. Mais leur salon était plus large et possédait une fenêtre vers l'est, d'ailleurs complètement obstruée par une collection de plantes vertes à larges feuilles. Oscar avait sa chambre dans l'axe de la mienne; elle était plus petite et avait une curieuse forme, presque triangulaire, la paroi de droite obliquant brutalement vers celle du fond, sans doute à cause de la torsion imprimée par les fumistes aux canaux de cheminée qui s'y cachaient.
La maman d'Oscar avait une coiffure rigide, en fer forgé. Des cheveux crêpés à la mode des années soixante. Adolescent, quand je passais devant le pressing qu'elle avait repris, je voyais s'agiter ce casque de cheveux noirs entre les vêtements accrochés à des cintres et contre lesquelles elle donnait de grands coups de fer à vapeur qui entretenaient la rougeur de son teint. En plein cap de la puberté, quand tout change en soi, on est souvent surpris de constater que les gens restent eux-mêmes. Alors on les croit ressurgis d'un lointain passé, on s'étonne de les trouver là, à leur place, quand ils ne font que poursuivre leur bonhomme de chemin.
L'été de mes six ans, la maladie de mon père nous avait empêché de partir en vacances. Je restai chez les grands-parents à jouer avec Oscar, qui était lui aussi à la maison. Son père nous avait donné quelques affaires de son travail: de petits formulaires de commande de matériaux de construction; quelques gaines de câbles électriques. J'avais reçu une sacoche en plastique et une pince de contrôleur de chemin de fer, accessoires qui nous servaient à poinçonner et transporter ces papiers. D'autres garçons s'étaient joints à nous. L'un deux, un peu chétif, peau blanche et cheveux noirs, était devenu notre souffre-douleur. Un après-midi, nous l'avions obligé à faire des allers et retours entre la cour et le devant de la maison où était un tas de sable, sable que nous lui commandions de transporter à l'aide de seaux de plage. Quand il n'exécutait pas ces transports suffisamment vite, nous lui promettions des punitions en lui montrant que, par un trou dans la porte du dépôt, nous pouvions l'observer lorsqu'il atteignait la place de l'Eglise – et donc vérifier son allure. Cette surveillance l'a miné. Il était épuisé, au bord des larmes. Ce n'était pas très charitable de notre part...
Parfois, nous montions chez Oscar. Nous jouions alors au coiffeur. J'étais le client. Il passait et repassait un peigne dans mes cheveux et cette sensation me mettait dans un délicieux état de somnolence. Mais au bout d'un moment, le jeu le lassait et il inventait une "machine à coiffer" qui rendait l'exercice beaucoup moins doux. Un après-midi, sa maman nous avait préparé du thé au lait (je crois que plus personne, aujourd'hui, ne donne à boire de thé noir aux enfants...) Elle nous l'avait servi dans d'anciens gobelets de yoghourt, ce qui m'avait paru étrange. La chaleur de l'eau avait perforé l'un d'eaux, qui s'était mis à pisser sur la table. Elle avait crié et rit. Je crois bien que c'est ce même jour qu'Oscar avait sorti sa boîte de gouache: nous allions faire un peu de peinture. Mais chez lui comme chez moi, la fibre technique dominait le sens artistique; nous préférions les machines aux pinceaux. Je lui dis: Attends, je descends chercher quelque chose. Je dévale les escaliers, je fourrage dans le placard du vestibule. Je cherche ce curieux truc orange que j'ai vu l'autre jour par hasard: une sorte de poire molle, terminée par une canule rigide et pointue. Je pressens que cet article, gonflé d'eau et peut-être de gouache liquéfiée, pourrait devenir une amusante machine à peindre. Je n'écoute pas les mises en garde du Pépé et je ramène aussitôt ma trouvaille dans la cuisine d'Oscar. Alors on presse la poire, on aspire avec la canule l'eau troublée dans le verre où des pinceaux on déjà trempé, on mouille les carrés de gouache, on aspire le mélange, pour en asperger ensuite le papier. Rien de très concluant, a priori. Mais voici la maman d'Oscar qui revient d'une course et qui a l'air assez surprise de notre jeu. Elle commence par soupçonner son fils, puis se rend compte que ce n'est pas sa poire de lavement qui se trouve sur la table de la cuisine, mais celle de ma Mémé. Je suis donc prié de la ramener immédiatement où je l'ai trouvée.
La prochaine fois, la maman d'Oscar nous installera devant la télévision. Un loisir moins créatif, mais aussi moins salissant.

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