Dix ans de Chauderon

Dix ans que vis ici. Que j'arpente ce coin. Que je circule devant la pharmacie, carrelée et décorée à l'ancienne. Le temps y est suspendu; comme au tea-room voisin: depuis dix ans, j'y bois mon thé dans les mêmes verres, dépolis par l'usage, sur les mêmes nappes à carreaux douteuses, depuis dix ans je mange les mêmes sandwiches, je lis le même journal. J'aime bien. Je regarde passer les gens, je vois mes voisins, je dis bonjour. Je suis du quartier. Il m'arrive parfois de faire quelques courses dans le petit magasin ouvert le soir. La gestion en est de plus en plus improbable; l'éclairage, de plus en plus proche de l'aquarium. La pizzeria a été reprise, voici trois ou quatre ans. Là, on ne peut pas parler de succès: le patron a nettoyé le cadre et la clientèle, autrefois braillarde, mais toujours abondante. Le carrelage hideux a été recouvert d'un faux parquet. Les alcooliques ont disparu. Mais le restaurant s'est vidé. J'y vais volontiers. J'aime voir passer les voitures au carrefour, j'aime le panneau lumineux "Pizza" rouge et bleu, qui clignote dans le fond. 
Plusieurs petits commerces anciens ont mis la clé sous le paillasson. Et que trouve-t-on à la place de l'animalerie, du vendeur de kebabs (où il fallait faire la queue) et du minuscule restaurant chinois attenant, qui rassasiaient les étudiants à midi et les gens du quartier le soir? Des commerces léchés, bien éclairés, proprets, mais toujours vides. Que l'on m'indique l'heure de pointe du salon onglerie-coiffure (150 mètres carrés), du magasin de vêtements (200 mètres carrés). Avec quel argent ces enseignes sans clientèle paient-elles leur loyer? J'aimerais bien le savoir...
Le magasin d'informatique a fait faillite. Lui a succédé une "agence de voyages" au business pointu: les vols entre la Suisse et le Kosovo. Un vieux salon de coiffure ferme, aussitôt remplacé par une autre agence de voyages, active dans le même créneau. L'une était bien sûr de trop... S'ouvre une épicerie indienne, comme on en trouve déjà beaucoup dans le quartier. On m'y propose un jour un sachet de coriandre en décomposition. Le type ne parle pas français, ne dit ni bonjour ni merci. De toute façon, il n'a pas besoin de clients comme moi. Il subsiste probablement grâce au solide réseau oriental du quartier. Le magasin reste ouvert tard, la devanture fait cligner des yeux la nuit, quand on passe devant, avec son éclairage virulent. Vers 21 heures, l'échoppe est pleine: elle semble servir de lieu social où se rassemblent les dealers africains. Je dis les choses: cette population a infesté tout le quartier ces cinq ou six dernières années. Elle se répartit entre le mail de la place Chauderon (mais la pose d'un éclairage digne de ce nom a eu un effet dissuasif), les rues bordant l'ancien Crédit foncier et, de l'autre côté, le petit parc de la Brouette. Voici dix ans, c'était encore une friche, juste libérée de l'ancienne gare désormais souterraine. La Ville a fait scier le haut de l'épaisse muraille qui bordait la parcelle au sud, on a abaissé le niveau du sol, planté des arbres, installé des jeux d'enfants. Ce devait être un square accueillant les familles du quartier. Le voici squatté jour et nuit, quasi soustrait à l'usage des riverains par une population inquiétante, qui s'assoit sur les tables, dort dans le gazon, laisse des immondices partout, pisse contre les murs, se regroupe la nuit dans les coins sombres, ne se signalant que par le rougeoiement intermittent des cigarettes. On assiste régulièrement à des descentes de police. Reste à voir si le tout récent coup de force des autorités réussira à ramener un peu de convivialité dans ces parages malmenés...

Dix ans dans le même immeuble: j'ai battu mon record de stabilité. Dans ce bâtiment composé de petits deux pièces, plutôt bruyants et vieillots, mal entretenus, que leurs locataires quittent donc à la première occasion, je fais désormais partie des anciens. Le bordel du premier a fermé il y a longtemps, la régie y a remis une cuisine: c'est maintenant un logement comme un autre. Dommage: j'adorais croiser les clients de ces dames dans l'entrée. Si elles tardaient à ouvrir quand ils sonnaient, ils couraient le risque de rencontrer les habitants de l'immeuble. Dès que l'un de nous se pointait, ces messieurs feignaient aussitôt de rechercher un nom, le regard rivé aux  boîtes à lettres. C'était très amusant. La vieille dame du deuxième (qui avait un soir cherché à me faire signer une pétition pour la fermeture de ce salon) a perdu ce printemps son chien, Elvis, avec qui elle entretenait une relation sadomasochiste au grand jour – sa surdité aidant. Du coup, elle sort moins; tend à délaisser son sonotone. L'ivrogne du quatrième tient le coup; son organisme est vraiment très, très résistant. Avant-hier, incapable d'articuler une parole intelligible, elle m'a tendu sa clé comme je descendais l'escalier: j'ai déverrouillé sa porte pour elle, lui évitant dix minutes de tâtonnements, de ronchonnements et d'éventuelle miction dans l'escalier. Sa voisine doit avoir dépassé septante-cinq ans; je détecte son passage dans l'ascenseur à un discret relent de muguet – sa dédicace olfactive. On la verra ensuite dans la rue, sur ses éternels talons aiguille, le cheveu blond, crêpé comme il y a cinquante ans. Pas sûr que son voisin, qui n'a pas encore quarante ans, atteigne cet âge-là. Cette année, il n'a pas replanté de cannabis sur son balcon; et je l'ai vu plusieurs fois parmi les marginaux de la Riponne... Je suis également inquiet pour la petite souris du cinquième. Depuis son séjour à l'hôpital voici un an, elle ne quitte plus sa béquille. Récemment, son téléviseur est resté allumé deux jours durant, le volume au maximum, tonitruant la RAI nuit et jour. Un voisin épuisé nerveusement a laissé des mots menaçants sur sa porte. Puis le téléviseur s'est tu. Quelques jours auparavant, elle aussi m'avait demandé de lui ouvrir sa porte (voici quelques mois encore, elle aurait tout fait pour éviter de me voir, de me parler). Je la trouve là, désemparée, incertaine d'être au bon étage. Elle me tend son sac à main. Je dois fouiller dedans. Mes doigts rencontrent des mouchoirs sales, roulés en boule, son porte-monnaie, sa carte d'identité. Je finis par trouver ses clés dans une poche latérale. Une clé de sécurité, pour une serrure à trois points qu'un salaud a dû lui vendre une fortune. J'ai ouvert. Je lui ai rendu le sac, le trousseau. Elle tremblait sur ses maigres jambes. Elle était perdue. Cela m'a bouleversé.
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