"En 2000"

Nous nous installons à une petite table carrée, tu t'assois face à la salle. Par la vitrine, dans ton dos, le va-et-vient de la rue à la pause de midi. Je scrute discrètement ton visage, voici une année que nous ne nous sommes pas vus. Et lorsque tu te penches un peu, je vois que quelque chose s'y est inscrit depuis lors, quelque chose de définitif: les traits de la vieille dame que tu seras un jour. Une dame avec un visage en pointe, les joues creuses, avec, peut-être, deux sillons verticaux. Ta vie a changé ces dernières années, tu n'es plus celle avec qui je travaillais alors, une fille un peu ronde, un peu timide, même si tu savais être piquante à l'occasion. Tu as perdu tes rondeurs, perdu ce côté un peu lourd. Et je suppose que tu as également perdu cet abord effacé, que tu as gagné en assurance. Je l'espère, en tout cas.
Un temps, ton nom est resté associé, dans mon esprit, au tournant du siècle – du millénaire, comme on se plaisait à le dire, alors que ce non-évènement n'était pas encore advenu. Car un jour, dans une réunion de travail, tu avais fait état de l'existence d'une association quelconque qui s'était baptisée "En 2000". En 2000, tu avais bien précisé la manière d'écrire ce nom, "En 2000" comme l'an 2000, puisque ce millésime-là, avec toute sa charge fétiche vieille d'un demi-siècle, voire plus, était comme indissociable du préfixe "an". On ne pouvait pas dire simplement "2000". Tout le monde disait: "l'an 2000".
Et je nous revois, un matin, cet automne-là, juste avant ce fameux tournant, autour de la longue table des réunions hebdomadaires, sous les néons, chacun dans ses papiers, chacun feignant d'écouter, chacun parlant à son tour – la litanie des journées de travail. Tu étais assise juste à ma droite ce matin-là, tes cheveux étaient coupés plus courts, nous avions la petite trentaine, moi j'étais assommé par un travail énorme, des tâches répétitives et ponctuelles se superposant, qu'il me fallait accomplir dans un climat vaguement hostile. Tu étais certainement dans le même cas. Et j'avais eu cette pensée que toi et moi, chacun de notre côté, nous allions passer ce cap virtuel; que dans quelques dizaines de jours, cet "an 2000" adviendrait et que nous survivrions à ce moment qui prenait alors un tour anxiogène, puisque même les autorités participaient à la distillation des peurs chimériques, liées aux supposés dysfonctionnements informatiques qui risquaient bien de gâcher la fête. Mais quelle fête, au juste?
Peut-être pour conjurer ce sort, peut-être aussi pour bien représenter la portée nulle de ce pseudo changement, nous plaisantions sur notre avenir commun, en nous imaginant octogénaires, pensionnaires du même EMS. Bien. L'an 2000 est arrivé; le travail a repris. Un matin de janvier, nous étions à nouveau réunis autour de la longue table, sous les néons, parlant, écoutant. La litanie du travail, rien n'avait changé. Enfin, presque rien, sinon la manière de noter la date.
Plus personne ne parle de l'an 2000 aujourd'hui; et si l'on en parle, comme on évoque n'importe quelle autre date, on ne dit plus "en l'an 2000", on dit juste "en 2000", cela suffit amplement à qualifier cette année sans propriété particulière, autre que celle d'avoir aligné trois zéros. Mais nous sommes toujours là, toi et moi, chacun de son côté, survivants en quelque sorte, survivants de rien, sinon du temps qui passe. Juste ici, toi, avec tes enfants, ces bambins en vêtements d'été, photographiés quelque part en Grèce, ou à Tenerife, à la fin d'une journée de plage. Figés pour toujours le long d'une haie d'hibiscus, souriant durablement sous l'écran de ton ordinateur, les voilà devenus quasiment adultes; et moi, survivant également, survivant quotidiennement à l'usure lente et presque indétectable des jours, à la litanie sans fin du travail, ce chapelet de mots, de textes, de menus faits et d'échéances vaines.

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