Tante Alice

Longtemps repoussée, la menace du long tunnel de la semaine à venir se précisait les dimanches d'automne-hiver, en début de soirée. Au moment du Muppet Show à la télévision. La nuit tombait, on avait allumé les lampes, fermé les volets. Dans la cuisine, j'entendais des bruits de vaisselle et de couverts. La table du souper – une collation froide, tartines, saucisson, reliefs du repas de midi. Ma mère restait un moment avec moi devant l'écran, puis rejoignait à son tour la cuisine. Je résistais, maintenant seul au salon, accroché à l'écran où s'agitaient les marionnettes. Mais on m'appelait, d'un ton de moins en moins amène; mon thé était en train de refroidir. J'éteignais le poste au générique de fin. Nous mangions. Et puis il fallait partir. Ma mère bouclait le sac de simili cuir bordeaux, celui qui avait un fond pour ranger les chaussures. Le Pépé enfilait son manteau et son chapeau. La Mémé me tendait un billet de dix francs, allait dans sa chambre, chercher deux tickets de funiculaire. Puis, alors que nous sortions dans la rue baignée de la lumière orangée du réverbère, elle rouvrait le volet de la cuisine pour nous faire signe. Nous marchions jusqu'à la station du funiculaire, précédés par la buée de nos haleines. Le Pépé restait avec nous jusqu'à ce que retentisse le son modulé qui annonçait le départ. Nous nous embrassions vite. La portière coulissante se refermait, très lentement, dans un bruit désuet. Puis la cabine s'ébranlait, doucement, dans un concert de grincements. La plupart du temps, nous étions les seuls passagers, ma mère et moi, sous l'éclairage chiche. Le pépé restait de longues minutes sur le quai, à agiter son chapeau, tenu à bout de bras. Et moi, je faisais de grands signes de la main, tandis que sa silhouette rapetissait, encore et encore. Lorsque enfin il tournait le dos, quelque chose de lourd s'effondrait dans ma poitrine. La cabine disparaissait sous le pont, pour s'enfoncer dans le bois, dans le bruit des câbles frottant sur les galets de métal.
Nous quittions le funiculaire, traversions la route dans l'air frais. L'eau noire et placide du canal des grands moulins luisait sous l'éclairage public blafard. Nous empruntions le souterrain et remontions sur le quai deux. C'est là que, parfois, nous rencontrions une vieille dame que ma mère appelait Tante Alice, bien que nous n'ayons avec elle aucun lien de parenté; je crois que c'était la tante de son amie d'enfance. Une femme menue, cheveux permanentés, serrée dans un manteau en poil de chameau. Avenante, toujours de bonne humeur. L'omnibus arrivait, penché, rapport à la courbe de la ligne. C'étaient parfois de vieilles compositions, des wagons carrés des années quarante, aux marchepieds d'une hauteur impressionnante. Alors Tante Alice disait: "Mais regarde-voir ce traclet!". Nous traversions un compartiment enfumé pour aller nous asseoir sur les banquettes raides, tendues de skaï brun. Un coup de sifflet; le train partait. Ma mère et cette Tante Alice parlaient. Alors je me réfugiais secrètement, au fil des quelques gares, dans l'aura bienveillante de cette femme, qui riait presque à chaque phrase, et me faisait rire moi-même. Et je me réjouissais que, comme nous, elle change de train à Lausanne, en regrettant qu'elle ne nous accompagne pas jusqu'au bout. Si l'omnibus était vieillot et calme, éclairé par des lumignons jaunâtres, le train de la ligne du Simplon était plus vivement illuminé. Surtout, plus agité, peuplé de recrues en route vers leurs casernes, d'élèves du collège de Saint-Maurice volontiers tapageurs, de retour vers leur semaine d'internat. Tout un monde bruyant dont la seule présence de Tante Alice me protégeait.
Un soir, elle nous avait raconté que sa voisine avait été victime d'un cambriolage, commis en son absence. Les malfaiteurs, mécontents de n'avoir rien trouvé de valable, avaient vandalisé son intérieur, renversant sur le mobilier du sirop de framboise, trouvé dans la cuisine. Cela me fit songer à son propre appartement. J'essayais de l'imaginer. Je voyais un logement dans les étages d'un immeuble donnant sur une rue passante, à Vevey. Le soir, elle tricotait sans doute devant son téléviseur; à travers la vitre, le bruit étouffé des trolleybus... Je lui avais alors demandé si elle-même ne redoutait pas une intrusion des voleurs pendant son sommeil. "Penses-tu! m'avait-elle répondu. Le soir, je cote ma porte et puis je mets un gros bâton derrière. Si quelqu'un arrivait à ouvrir, il ferait tomber ce bois et ça ferait un potin du diable, je me réveillerais tout de suite!"
Oui, Tante Alice avait confiance dans la vie.
Le dimanche soir, je m'accrochais au Muppet Show; je m'accrochais à l'apparition de cette Tante Alice, qui apportait de la magie dans ce voyage du retour vers la morne semaine scolaire, vers la monotonie du quotidien, la détestation de ma double condition d'enfant et d'écolier. Je m'y accrochais comme un navigateur à la dérive s'arrête un moment sur l'îlot qui lui offre un répit provisoire, tout en sachant qu'il n'y trouvera pas le salut et qu'il lui faudra bientôt remettre sa barque dans le courant.

Articles les plus consultés