Un type et son chien

Un dimanche de novembre, humide, sans soleil, sans enjeu. Je me connecte sur le chat. Le contact s'établit avec un type. La petite cinquantaine. Quelques photos sur son profil. Nous décidons de nous voir en soirée. Pour une fois, c'est moi qui me déplacerai – ça m'évitera les préparatifs, les sempiternels rangements. Est-ce que j'ai peur des chiens? me demande-t-il. Non, au contraire. Je les aime. "Je l'isolerai quand même, il est un peu envahissant", répond-il...

Je roule jusqu'à sa maison, aux confins de la ville. Un chemin résidentiel, cossu, très peu éclairé. On ne voit pas les maisons, tapies au milieu de grands parcs, protégées par des sapins et d'interminables haies. De temps en temps, un portail flanqué de lanternes. Voici le sien. Comme convenu, je l'appelle au téléphone. Il télécommande l'ouverture des vantaux. Le chemin dallé monte, en marquant un S. Il m'accueille, vêtu en latex; me fait entrer dans la maison. Vision furtive d'un hall encombré de cartons, disposés de manière à bloquer certains accès; dans un angle, une cage, pour transporter les chiens. Au fond sur la gauche, une pièce éclairée dont l'accès est barré à mi-hauteur par un portillon à claires voies. Et derrière, le chien, qui couine doucement. Le type essaie de le faire taire, lui ordonne d'aller se coucher. Mais l'animal est plus curieux qu'obéissant: il voudrait venir voir le visiteur. On va dans la cuisine, mon hôte ouvre le frigo, m'offre une bière. On commence à s'embrasser. Il s'interrompt pour tirer prestement les rideaux, au-dessus de la plonge. Je mets mes mains sous son gilet. Il a le torse poilu et les jambes glabres. Au bout de quelques minutes, il m'invite à le suivre à l'étage, tentant à nouveau de faire le chien, qui pleurniche. Là-haut, la maison est en chantier. Il me fait pénétrer dans une salle d'eau où seul le carrelage est posé. Quelques tuyaux sortant des murs attendent les appareils sanitaires. Mais l'architecte est tombé malade: il lui faut lui-même s'occuper du chantier, et c'est d'autant plus embêtant qu'il n'y connaît rien. Nous sommes dans cette pièce où s'aménage une douche italienne (nous avions prévu quelques petits jeux humides; mais cela ne se produit pas). Nous crapahutons à même le sol, sur de grands carreaux gris. La lumière vient du corridor. La connexion n'est pas optimale entre nous. Il jouit assez vite. J'en fais autant.
Retour à la cuisine. Le malinois couine à nouveau lorsque nous passons dans le hall. Je lui propose de le libérer, que l'on puisse se dire bonjour. Il va ouvrir le portillon. La bête sort, très agitée, lui saute dessus. Puis elle bondit vers moi, essaie de poser ses pattes sur mes épaules. Je lui dis de se calmer, lui frappe le poitrail, lui parle doucement. Mais c'est un dominant, qui veut absolument me lécher le visage, me mordre le nez. Il réussit à me déséquilibrer, je manque de tomber, je me retiens à l'une de ses pattes. On le maintient au sol, il finit par le ramener dans ce qui semble être un bureau, referme le portillon. On retrouve la cuisine, nos bières entamées. Ce chien lui cause beaucoup de soucis. Impossible de le promener sans laisse. Il a déjà renversé un enfant qui roulait en trottinette. Une fois au sol, le chien lui a juste léché le visage, sans le mordre. Malgré tout, la  mère n'était pas contente, elle a fait venir la police. Il lui a fallu s'expliquer: l'animal lui avait échappé. Cela lui a coûté une forte amende. Dans son ancienne demeure, la clôture du parc avait une brèche. Un soir, une biche a pénétré par ce trou dans le jardin de la villa. Le chien l'a attaquée. Il était ce jour-là sous la garde d'une promeneuse de chiens (le type travaille beaucoup et ne peut pas emmener l'animal au bureau). La femme l'a appelé, la voix tremblante: le chien avait quasiment mangé la cuisse de la biche. Il a fallu appeler le garde-chasse, qui a mis vingt minutes pour venir l'abattre. Heureusement, cela se passait dans son jardin; sans quoi il aurait eu de sérieux problèmes. Il met alors le chien sous antidépresseurs, à haute dose. C'est très coûteux. Alors au bout d'un an, et sur les conseils d'une vétérinaire, commence un sevrage, qui se passe moyennent. La personne qui s'en occupait occasionnellement fait savoir qu'elle ne souhaite plus le prendre en vacances: trop turbulent. Au cours d'éducation canine, cette bestiole a beaucoup de peine à se concentrer; elle ne tient que vingt minutes sur les trois quarts d'heures que dure une session; ensuite, commence à se rouler dans l'herbe, on n'en peut plus rien tirer. 

Cela fait trois ans maintenant qu'il a choisi ce chien dans un refuge, où son ancien propriétaire (un flic) l'avait laissé (on ignore pourquoi, mais on peut deviner...) Le chien a quatre ans maintenant. Je lui prédis qu'il vivra sans doute encore six ou sept ans, peut-être plus. Il le sait bien; il est résigné. Il ne l'abandonnera pas. Je lui demande ce qui l'a motivé, au fond, adopter un chien, alors que sa vie professionnelle me paraît, pour le peu que j'en sais, incompatible avec la garde d'un chien. Cela s'est passé juste après un déménagement, du centre-ville dans une maison comme celle où nous sommes, une grande maison banlieusarde, près d'une forêt, une maison trop grande pour un citadin seul, et qui a peur la nuit. Qui a peur et qui se dit qu'un chien de garde le rassurera. Et de fait, la présence du chien lui procure un meilleur sommeil. Mais on n'a rien sans rien: il ne peut plus guère partir à la mer en été: trop difficile de faire garder Cerbère. Et l'an prochain, il devra s'absenter à l'étranger trois semaines pour son travail. Il n'a pas encore de solution de placement...
Pendant que nous parlons, le silence s'est fait dans le bureau. Nos voix doivent apaiser Médor... Mes yeux se posent sur deux étagères, au-dessus de la table. S'y alignent une dizaine de bocaux de verre, de ceux où l'on garde normalement des pâtes sèches, des spaghettis. Ici, ils sont tous remplis de différentes sortes de croquettes...

Articles les plus consultés