Ivory Madonna

La lampe de bureau allumée, la fenêtre noire derrière les voilages, le bruit diffus du trafic, le vieux transistor vert et beige réglé sur les grandes ondes au son grésillant, truffé d'interférences, de parasites. Tout à l'heure, je monterai peut-être voir Marianne, son père ne sera pas encore rentré, sa mère occupée dans la cuisine, mais elle viendra quand même me parler, nous nous installerons un moment dans leur salle à manger, dans l'odeur du repas qui se prépare. Elle m'invitera peut-être à souper. Ensuite, son père reviendra de la forêt, avec son odeur d'homme, fer, sueur et graisse de machine, il ôtera son bonnet, ses cheveux frisés lui colleront un peu au front, il sera de très bonne humeur, embrassera ses filles, il aura même l'air content de me voir – mais oui, reste souper avec nous! Je descendrai vite avertir ma mère, je la trouverai assise dans son fauteuil, à tricoter.
Quand je soupe à la maison, j'apporte le transistor à la cuisine, mais la réception devient quasiment impossible dès que les Müller allument leur téléviseur, à l'étage en-dessous. Ma mère prépare du café, et peut-être des croquettes, ou peut-être des croûtes dorées. Ou bien alors des rissoles. Gilles revient, il s'installe dans la cuisine, parle avec elle. Mais le son du transistor l'énerve, il veut que je le coupe, comment est-ce que je peux supporter d'écouter de la musique comme ça? C'est un sujet récurrent de dispute. Une fois, ça finira très mal, mais on n'en est pas encore là, ce soir tout semble normal, c'est un soir comme un autre. Ma mère ouvre le guichet de la porte fenêtre pour aérer un peu, quelque chose fume sur la cuisinière. Je sers le café. Du café le soir, avec beaucoup de lait, ce n'est pas une bonne idée, mais c'est comme ça. Ensuite ma mère range, elle fait la vaisselle, je reste avec elle pour bavarder, tu as fini tes leçons? De l'autre côté de la cloison, Gilles allume la télé, heureusement que Challenger est bientôt terminé sur RTL, car alors notre téléviseur brouille totalement la réception des ondes longues. Alors je monte chez Marianne. Ce soir elle est seule avec sa mère, sa petite sœur est dans sa chambre, au lit peut-être, la grande sœur est sortie, voir son copain. On s'installe tous les trois au salon, dans une lumière tendre. La maman s'intéresse à la musique que nous écoutons. Je descends chercher Ashes to Ashes, ensuite Marianne met Pat Benatar, car elle aime bien "quand ça gueule". Sa mère sourit comme on écoute Treat me right. Puis elle nous passe Simon and Garfunkel, je découvre ce soir-là Bridge over troubled water en regardant leur platine, un modèle des années septante, dont le plateau tremble comme un bloc de gélatine, elle est assortie à un ampli-tuner Pioneer, au cadran à lumières bleutées, habillage de bois et petits boutons ronds en acier brillant. Je me sens bien, il n'y a aucune tension dans cette maison-là, pas d'électricité dans l'air, de menace diffuse et il me semble que je pourrais rester dans ce fauteuil, avec Marianne et sa mère, rester là toute la nuit, à écouter des disques et la voix tranquille de cette autre maman. Mais il va falloir que je rentre, Marianne me raccompagne jusqu'à la porte de l'appartement, au bout d'un couloir sombre et encombré de chaussures, de manteaux. On allume dans l'escalier, je descends un étage, nos voix résonnent. J'ouvre notre porte. Il faut plus froid chez nous, sans doute parce que nous avons un grand mur extérieur. Ma mère et Gilles sont absorbés devant le téléviseur, je m'installe un moment avec eux; ou peut-être pas, peut-être que j'ai envie d'aller dans ma chambre, me mettre au lit en écoutant encore un peu la radio, la voix de Michèle Abraham et tous ces disques, tous ces disques géniaux que je me dois de connaître.

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