Ma chère fille et soeur...
Impossible de dormir. Trop d'images brassées, de visages ressurgis, de lettres relues. Je n'aurais pas dû ouvrir ce coffre, mais attendre le 2 août, d'être là-bas, au pavillon, assis entre Sylviane et Marie-Claude, avec probablement, par dessus nos épaules, le regard amusé des petites cousines, pour brasser tout ça... A trois heures du matin, j'avale un bout de somnifère; à huit, les paupières en plomb et des cernes devant le miroir de la salle de bains.
Curieux ton que celui que l'on emploie pour s'adresser à sa famille. "Bien chère fille et soeur" écrivait étrangement, en mai 1962, mon arrière-grand mère, dans une carte d'anniversaire envoyée à ma Mémé. Fille et soeur? On pourrait voir là une étonnante association, dont le sens penche vers le lapsus... Mais dans la première phrase, elle poursuit: "Renée se joint à moi pour te faire part de tous nos voeux..." C'est donc qu'elle écrit pour elle-même et sa puînée, donc pour deux — non qu'elle fait une confusion entre ma grand-mère (chassée de la maison à 12 ans...) et l'une de ses propres soeurs... Ces "quatre mains", ma mère en était elle-même familière lorsqu'elle s'adressait à la sienne, signant souvent de deux — voire trois — noms ces cartes d'anniversaire aux motifs parfois humoristiques, sinon banals, retrouvées dans la même malle. Ecriture droite et régulière, ton rigide, presque compassé. Voeux d'usage, gentillesses, mots convenus. Et toujours pêle-mêle là-dedans, mes propres messages. Dans un aérogramme dactylographié sur l'Hermès Baby que j'avais emportée jusqu'en Polynésie à l'été 1989, je raconte le décalage horaire, le dénuement de notre faré d'Atuona, la gent animale qui le peuple. C'est de loin ce que je dis de plus personnel; sinon, des cartes postales d'ici et d'ailleurs, où je ne dis rien. Pourquoi écrire, alors? Pour perpétuer le lien, sans doute. Confirmer que les autres ne quittent pas nos pensées.
Voilà ce qui restera de nous quand on s'en ira: des messages vides, des photos le plus souvent mal cadrées, entassés dans un vieux coffre.
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