Vingt


Comme tous ces événements que l'on sait advenir, je guettais celui-ci depuis quelque temps. Un point à l'horizon dont on s'approche; quelque chose dont la forme grandit, dont les contours se précisent et s'affinent à mesure que l'on avance. Une balise, que le marin connaît. Et un jour, la voilà, à portée de la main: elle est là qui flotte, ballotée par les vagues, soudainement concrète. On a le temps de bien l'observer, mais le rythme de croisière ne varie pas. La voilà dépassée, déjà. Et devant soi, des milles à venir de route étale, sans plus aucun signal en vue. Bien sûr, il y aura vingt-cinq — et trente sans doute, et plus peut-être. Mais ce seront des caps théoriques, comme ceux qu'un capitaine détermine à l'aide des cartes et du sextant. L'avenir reste une destination vague, très au-delà de la ligne d'horizon.
Que sont vingt années? A la fois rien et déjà presque une vie. Vingt ans. Je convoque les témoins intimes de cette nuit épaisse, quand je sortais régulièrement respirer sur un grand balcon; mais l'air manquait partout. Alors je revenais près de toi qui étais là encore dans cette chambre jaune, mais si peu. Seuls mes os s'en souviennent, je pense. Sinon, tout mon être a mué; et celui qui veillait cette nuit-là m'est devenu une personne un peu floue, dont je me souviens mal et pour qui je n'ai (c'est étrange...) que peu de sympathie.
Sur cette ultime balise, j'ai posé au passage une rose de station-service. Adieu. Tu passais. Je passe. Nous passons. Tout passera. J'ai regardé le ciel de là où vous êtes, comme vous le verriez si vous aviez des yeux. Un rectangle de pur azur. La pointe de quelques arbres. Un lieu vide et serein.

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