Maison XII


Peu après mes dix-neuf ans, au début du mois de mars, j'étais allé trouver une astrologue, sur les conseils de Jean-François. Elle habitait une petite maison au bord de la route, au pied d'un village fribourgeois. Une petite maison de sorcière, aux plafonds bas, qui sentait le bois de chauffage. Elle m'avait reçu dans sa cuisine. Sur la table, au milieu de la pièce assez sombre, elle avait posé une cafetière au bouton de laquelle était accrochée une patte à marmite, car on risquait de se brûler les mains avec la poignée, qui surchauffait au-dessus du potager. Puis, elle m'avait précédé dans la pièce principale. Sa table de travail était adossée au mur, entre les petites fenêtres qui donnaient sur la route. Elle avait enfilé un pendentif d'ambre. Le frottement de cette pierre contre la laine de son pull lui confèrerait, disait-elle, l'énergie qu'il fallait pour les deux heures qui allaient suivre. Alors, de sa voix de fumeuse, elle m'avait longuement expliqué mon "thème de naissance", mettant les choses en perspective, faisant des digressions mythologiques, philosophiques parfois. J'étais fasciné. Un aspect difficile dominait dans ce schéma, avait-elle souligné: le carré du Soleil avec Mars placé en Maison XII. Cette position de Mars, me disait-elle, signifiait un certain risque d'isolement (dans) des épreuves à traverser. "Ça peut être le prisonnier, le malade à l'hôpital, le fou dans l'asile", précisait-elle en ajoutant que c'était, aussi, le signe d'une "sexualité cachée".
A l'époque, cette dernière phrase avait résonné fortement en moi; par ailleurs, je redoutais que se réalise ce que je prenais pour une prophétie – un fait qui m'expose à l'enfermement, spécialement à la prison. Aujourd'hui, ces craintes ont raisonnablement disparu. Je réalise que les questions de l'isolement et du sexe sont liées. Je dois dire qu'à un moment, je me suis cru arrivé. Il m'a fallu des années pour vivre ma sexualité comme je le souhaitais, pour passer de l'obscurité à la clarté. Tout un chemin. Mais je sens que ce progrès ne résout pas la question centrale. Que les panoplies, les tenues ne sont pas des sésames pour atteindre cet idéal de plénitude, de partage – ou alors, exceptionnellement. Avec mes partenaires, je communique mal. Je ne signale pas mes souhaits à temps; ils restent à l'état de désirs non formulés, que je sais toujours combler par un intense travail cérébral, secrètement superposé aux jeux du corps. Mais je reste isolé, prisonnier de mon silence. Rien n'est vraiment résolu. J'habite toujours la Maison XII, mais je ne perds pas espoir d'en trouver la clé. Il reste du travail. Au fond, c'est ce qui est bien.
[Je cours. J'arrive au carrefour de l'avenue de Provence. Reste la montée de Tivoli. Dans la lumière électrique du crépuscule, tous les feux sont au rouge. Les voitures ont leurs phares allumés. Rien ne bouge: une seconde comme suspendue, de silence, d'immobilité complète. Je traverse. Un chien aboie. Les feux repassent au vert, le trafic reprend. Je me retourne. Derrière le campanile de Sévelin, un ciel féérique, mauve et orangé.]

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