Ultraordinaire


Les derniers travailleurs du jour se dépêchent vers leurs foyers, sous un ciel de plus en plus métallique. Mon paysage ordinaire préféré danse au rythme régulier de ma foulée: parc de Valency où des ombres silencieuses admirent le crépuscule, terrasse du bistrot de Prilly, route de Cossonay, de nouveau, odeur de béton frais vers le chantier près de la Tesa, les silhouettes arachnéennes de trois grues, rue des Alpes, un portail encadré de glands de pierre qui captent l'or de l'horizon, rue de l'Industrie, la lune se confond avec deux réverbères allumés qui dansent entre deux tours, puis l'obscurité gagne, déjà, des silhouettes indistinctes s'agitent près du squat des Tilleuls, les lumières stroboscopiques d'un train glissent au-dessous de la caténaire qui hâche le crépuscule, le silo de Renens comme une fusée noire, immobile, le tunnel ovoïde de la rue du Léman, Longemalle aux relents d'hydrocarbures, le carrousel de phares au rond-point de Malley, un métro lourd remonte des profondeurs, la perspective autoroutière de Provence sous ses réverbères, je traverse, les points blancs peints sur le trottoir, le grand carrefour, colonnes de voitures arrêtées, Tivoli à grandes enjambées, je respire plus fort, enfin le pont Chauderon flanqué de drapeaux en berne, je suis bientôt rendu. Je m'entraîne – dans tous les sens du terme. Tout va bien. Le 21 octobre je ferai un chrono ordinaire (pile au milieu de ma catégorie) et après je mangerai, peut-être, des churros en buvant un thé avec le Poulet, sur une terrasse, sous un vieux soleil poudreux.
Il faudrait que j'écrive à Rolf pour lui dire que tout va bien. D'ailleurs, il ne faudrait pas écrire quand tel n'est pas le cas. Les mots figent tout. Les autres les gardent en mémoire, s'inquiètent – alors que l'instantané n'a plus cours, puisque tout passe, comme les nuages, qui ne voilent que passagèrement l'azur. On retrouve vite son assiette. Le quotidien reprend ses droits. La chimie de la vie ordinaire. Le réveil qui sonne. La poubelle à descendre. Les cheveux à tondre. Les ongles à couper. Les rêves à inventorier. Etre d'accord avec soi-même. Savoir ce que l'on peut.

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