Continuer (Pfingstweidstrase)


Vingt-trois heures. Foule bruyante du samedi soir dans l'escalier qui mène aux quais souterrains de la gare de Zurich. J'observe les pieds de trois filles, devant moi, nus dans des escarpins à talons aiguilles, portés avec des leggings, ou des pantalons très ajustés. Comme moi, elles sortent ce soir. Juste vêtues différemment. Sur le quai, dans le train de Schlieren, braillements de jeunes alcoolisés, qu'atténue la musique de mes écouteurs. Au Rage, où tout le monde porte le t-shirt ou le survêtement Adidas de rigueur, je reconnais la frénésie que donne le G, cette avidité de consommer tous ceux qui passent à portée de mes mains, là, au milieu du couloir; le fait de ne pouvoir m'empêcher de toujours regarder par dessus l'épaule de celui que j'embrasse, que je tripote. La musique est excellente (dans cette fausse disco, le DJ qui mixe, derrière un treillis, pour un dancefloor toujours vide ne démérite pas.) On jouit dans une cabine du sous-sol à deux heures moins le quart, avec un petit, trappu, souriant, sensuel. A côté, les bruits de chaînes, de fessée, les râles ont maintenant cessé. Je remonte aux toilettes, je me lave sous les bras, le savon du distributeur mousse trop, impossible à rincer. Je prends une ecsta et un taxi pour la Pfingstweidstrasse.
Visages inconnus à la caisse, au vestiaire. Les écrans du couloir fonctionnent. La piste est clairsemée. La danseuse au plug est sur le podium central, en bas blancs. Le Mollusque, sur l'estrade de gauche. On danse plutôt près du DJ. J'attends que l'ecsta monte et je rejoins cette partie de la piste. Je décide de reprendre tout de suite une dose de G. Un type danse à ma droite, paupières closes, je reconnais son visage d'une autre soirée. Nous nous touchons. Aux platines, Michael K. part dans la frénésie, pousse le son, alors nous voici comme au milieu d'un système quadrophonique, soulevés par une musique de plus en plus mécanique, comme dans le bruit cumulé d'une centaine de machines à laver à l'essorage; je pense: nous sommes d'une génération née dans le bruit des machines, et alors je me souviens que c'est ce qui fascinait mon père, quand j'étais enfant, cette capacité que j'avais à reproduire le bruit des machines, agricoles où autres, les Unimatic Favorit du salon lavoir, qui cliquetaient ou grinçaient dans les aigus, en essorant, un bruit véritablement déchaîné, ou encore la ronéo de ma mère, qui faisait Ponte-Pic-Tom, Ponte-Pic Tom, et dans les champs, les botteleuses qui faisaient Tourna-ca, Tourna-ca, Tourna-ca, Crrrr, ça l'avait tellement amusé, mon père, que j'imite ce bruit-là, qu'il m'avait demandé de venir me produire devant sa classe – j'étais mort de honte, mais je l'avais fait quand même, avec les gestes des bras. Et tout à coup, la musique s'arrête sur une note suspendue. C'est un moment d'immobilité où les corps se rapprochent. Ça y est. On est arrivé quelque part. Je regarde autour de moi: les autres, leurs visages dans l'obscurité balayée par les points verts et rouges des projecteurs du plafond, qui laissent des traînées. On est tous là, pour la même raison. Je regarde encore, la moyenne d'âge est supérieure à 40 ans; tous là, tous imparfaits, la danseuse au plug, que fait-il le samedi soir s'il ne peut pas danser en jarretelles sur un podium? et le Mollusque? et le petit Genevois qui finit toujours en slip, fracassé? Tous là, à attendre que la musique reprenne, tous là à continuer quelque chose, un rêve? quoi? Tous fidèles au lieu, en fait – déménagements, fermeture, changement de nom, rien n'y fait, tous, on revient toujours, et je me demande si moi-même, finalement, je n'appartiens pas aux piliers de cet endroit? La musique reprend.
Plus tard, on fait une pause avec mon camarade. On monte s'installer sur la banquette du salon pour un temps assez long. Le Mollusque vient s'asseoir en face, en voyeur, comme toujours. En bas, Thomi B. a repris les platines, il enchaîne les tubes qui ont fait le Laby. Le message de la soirée est clairement martelé. C'est: on existe, on est toujours là, rien ne change, continuez de venir. Venez toujours.

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