Tristesse nocturne


Nous sommes à peine plus d'une demi-douzaine dans le funiculaire, dont quatre sous écouteurs. L'engin finit par s'ébranler dans un festival de craquements. Nous nous élevons lentement dans une nuit épaisse que se partagent les carreaux, reflétant l'éclairage fané des plafonniers. Personne ne parle. A mi parcours, la cabine descendante est vide. Passé le pont blanc, je distingue la silhouette d'Igor, là-haut, en tenue de camouflage sous les néons de la station. Au café de la Poste, nous nous installons dans l'une des alcôves, que décorent maintenant des peintures sans charme ni intérêt. Nous commandons des omelettes à la serveuse à l'accent roumain, tandis qu'à la table voisine, un autre soldat vocifère en suisse-allemand dans son kit mains libres en s'adressant au plafond. Par la fenêtre culottée de nicotine, la silhouette familière de l'ancien collège, qui voisine avec celle, haute et aiguë, de l'inélégant bâtiment Migros. Après le repas, comme il reste une demie-heure avant le funiculaire et que la salle empeste la fumée, j'emmène Ig prendre l'air frais.
Depuis combien de temps ne suis-je pas revenu à Cossonay de nuit? Plus de dix ans probablement. Assez pour que les changements me frappent. Plusieurs vitrines fantômes remplacent les magasins d'autrefois: chez Dénéréaz, où des parapluies piqués sur un présentoir en demi-lune formaient une queue de paon; Martelli (tabac-journaux et confection messieurs) a fait place à un bureau stérile de la Zurich assurances. La boucherie Rouiller, le café de la Place et la boulangerie Mercuri? Autant d'arcades visiblement reconverties en logements. Quelques pas de plus. Une discrète lumière filtre aux fenêtres de notre ancien appartement. Derrière celle de gauche, voilée de rideaux cramoisis, brillent les lunettes d'une femme assise devant son ordinateur. Et derrière elle, un autre écran, de télévision. Plus bas, l'immeuble du moulin Chevalier, lui aussi transformé en appartements. On remonte ensuite la Petite-Rue, plongée dans une obscurité lugubre... Un petit vent aigre souffle dans ces rues où l'éclairage orangé qui magnifiait la nuit a été remplacé par la clarté brutale, blafarde, des ampoules économiques. Quelle tristesse! Mais au fond, pourquoi éclairer joliment les rues d'une cité dortoir? Retour au funiculaire. Je quitte Igor au signal sonore et reste seul dans la cabine qui entame sa lente et grinçante descente, me laissant à mes pensées.

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