Avis d'arrêt de l'ascenseur


Je voudrais rendre hommage à l'ascenseur de l'immeuble qui sera démantelé lundi, après 56 ans de bons et loyaux services, si j'en crois la date de mise en service, lue sur un document technique accroché dans le local du moteur — où je me terre depuis un moment, mon téléphone en main, attendant que quelqu'un utilise l'ascenseur. Un réduit étroit, traversé de vents coulis, qui s'insinuent par les pertuis où disparaissent les câbles; un cul de basse fosse taché de cambouis, mal éclairé et dangereux: par terre, il y a la machine et ses poulies, contre la paroi, le tableau de commandes avec ses relais électriques à nu. Mais je veux filmer cette machinerie invisible qui vit ses derniers jours. J'attends, j'attends. En patientant, j'entends des chasses d'eau, des sonneries de téléphone. Et un grésillement électrique continu dans le tableau de commande, qui attend patiemment qu'on sollicite ses services. Ce grésillement dure depuis 56 ans, dans l'obscurité de ce cabinet. Cela laisse songeur... Enfin, des voix dans l'entrée. On ouvre l'ascenseur. Un piétinement sur le plancher de la cabine, le bruit de la portière, puis le claquement des relais précède la mise en route du puissant moteur, qui s'arrête tout de suite: une course minable, juste les alcooliques du premier, trop flemmards pour monter trois marches... La porte se referme, un déclic dans le tableau, et le grésillement revient avec le silence. Les câbles vibrent un peu au-dessus de la poulie. J'attends encore. Après un long moment, quelqu'un prend son courrier dans une boîte aux lettres. Un pas distrait dans l'escalier, et enfin le moteur se remet en marche. La cabine revient au rez, des pas sur le plancher, puis elle remonte immédiatement. Je veux tout cadrer à la fois, je ne suis pas méthodique, pour être vidéaste il faut du temps, de la patience... De nouveau une course ridicule, la cabine ne va qu'au deuxième. Puis la portière se referme et tout redevient silencieux, hormis le grésillement du transformateur...
En juin, ils auront terminé la modernisation de l'ascenseur. Nous aurons, je suppose, une cabine aseptisée, éclairée au néon, avec peut-être un miroir, des portières en accordéon. On n'entendra plus de grincements (celui qui se produisait systématiquement si l'on s'appuyait contre la paroi de droite en passant au 2e étage). Plus de déclics au passage de chaque étage, dont le son décroissait à mesure que l'on s'élevait. Cette magie technique obsolète sera remplacée par une commande électronique, silencieuse, sans surprises. Mais peut-être la cabine fera-t-elle enfin des arrêts intermédiaires, au lieu de passer sous le nez des gens? En attendant, la petite souris apeurée du 5e, qui s'est cassé le col du fémur, la grosse dame du 2e, qui met trois minutes pour monter les dix marches de l'extérieur — et mon voisin portugais, qui vient de se casser le talon, vont passer un joli mois de mai...

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