Nocturne


Rentrer chez moi à pied après une soirée chez M. Chassot est à chaque fois une petite aventure; car certains de mes sens sont avivés, d'autres probablement endormis par les volutes qui m'embrument l'esprit. D'abord l'avenue de Beaulieu. Malgré la circulation, elle garde un caractère bienveillant. On voit d'abord la lumière cotoneuse de quelques chambres de l'hôtel Ibis. En face, les vitrines de la Nonna brillent encore. Dans le dernier tronçon, on longe de hautes façades qui font comme des murailles protectrices. On les a bâties avec l'idée de continuer une ville dense. J'observe les fenêtres éclairées du large immeuble résidentiel, avec ses balcons ouvragés, ses persiennes hautes, et ses jardinets au rez. Lumières douces, suavité d'intérieurs que l'on imagine, jalousement protégés des regards par des rideaux écrus ou clairs. Moulures aux plafonds, au-dessus de lustres entr'aperçus. On approche de Chauderon où des bus défilent. Vient ensuite la vitrine de Rector Lucis, vaguement éclairée. Statuettes égyptiennes, dagues, livres ésotériques... Le fond du magasin, aux murs recouverts de papier bleu sombre à médaillons dorés, se perd dans la pénombre. Qui peut bien le fréquenter? Conciliabules dans l'avenue de France. Des dealers. Scène de ménage à une fenêtre. Tourner à droite au carrefour. Chaises sur les tables dans la pizzeria peu éclairée. Un groupe vient, en face, au bout du trottoir; bonnets sur la tête. Il va falloir les croiser. Prendre une contenance. Il reste encore quelques vitrines, dont celle du nouveau magasin de vêtements pour hommes. On en a retiré l'énigmatique enseigne lumineuse noire "Cipo & Baxx". On ne m'ôtera pas de l'idée que ce commerce, assez grand et peu fréquenté, est une couverture. Et maintenant il faut s'éloigner des façades. La partie agréable du voyage se termine, la fin du parcours sera moins plaisante. Cela tient au tissu urbain, qui se relâche ici. Qui ne protège plus et laisse le passant esseulé, dans un espace traversé d'énergies diverses et déplaisantes. Une route à traverser avant de choisir: passer par le parc? ou longer l'avenue? Le parc est plutôt obscur. Souvent, des ombres s'agitent au fond — le repli nocturne des dealers africains. (Mais que fait la police?) L'avenue, à cette heure, est assez sinistre, avec son trottoir étroit, qui longe la muraille, toujours plus haute, du parc. Les bus pressés passent en file indienne, en route vers leur dépôt. S'il pleut, les roues déchirent bruyamment le bitume, éclaboussent. Le mauvais passage se termine vers la sortie du tunnel. Ensuite, les immeubles recommencent à s'aligner sagement, mais les voitures roulent vite. Il faut longer des haies. Croiser peut-être encore d'autres personnes, des chiens en laisse. Mais bientôt, la maison. Un porto ou un cognac. Croquer quelques Tucs en jouant une partie de solitaire à l'écran. Tirer les rideaux. Se brosser les dents.

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