Une route


Une de ces journées de mai qui hésite entre le printemps et l'été. De toute manière, aujourd'hui, le temps — celui qui passe — n'est pas fixé. Quelques coups de pédale nous ramènent sur cette route; me ramènent aussi au temps où la même route, sous cette même lumière, me devenait familière. Quotidienne. J'apprenais les habitudes: aller, chaque jour, au même endroit, voir les mêmes camarades, faire la même chose. Nous roulions entassés sur les banquettes latérales de l'un ou l'autre des petits bus Peugeot conduits par les Brun. On se battait un peu, parfois. On comparait nos cartables, nos serviettes. Mais souvent, je regardais le paysage défiler, les épis d'orge ondoyer sous le vent qui accumulait des grappes de nuages, là-haut, sur la crête du Jura. A droite, en plein champ, au bord d'un petit chemin, un groupe d'arbres ceint d'un enclos m'intriguait toujours, par son côté irréel. Les arbres ont grandi, les barrières ne les protègent plus. Ils sont devenus réels. Hier justement, les nuages avaient retrouvé les formes de ce temps-là. Et puis, vers quatre heures de l'après-midi, on faisait la route dans l'autre sens. Passé le cimetière, elle filait, droite et grise, vers l'horizon où s'étalait la silhouette de notre village, pareille à ces gouaches illustrant "Mon premier livre". Je ressentais la course des mois, il faisait toujours plus chaud dans le préau. Le bus me déposait à la porte, le corridor était plein d'une ombre fraîche, d'une odeur de pantoufles. La rangée de patères vides à droite. En haut de l'escalier, la fenêtre créait un violent contre-jour qui délavait toute couleur; j'ouvrais la porte peinte d'un enduit moutarde. Tu étais souvent assise devant la télévision, qui passait peut-être un film des années cinquante, ou un magazine féminin. Alors tu préparais du thé, des biscuits. Est-ce que tu t'emmerdais ces après-midis? A quoi occupais-tu tes journées dans ce bled, sans voiture? J'espère que tu savourais le temps qui passait alors si lentement...
Le soir, à la pizzeria, je regarde distraitement les pieds des passants sur le trottoir. Voici une femme, chaussée d'escarpins noirs décolletés, dont la finesse et l'élégance tranchent avec quelque chose de triste et de résigné qu'elle porte sur elle. La vision de ses chaussures me ramène brusquement à un monde de parfums violents, de lumières vives, de fête: un début de soirée sur le quai d'un ville balnéaire de l'Espagne méditerrannéenne. A Peniscola. Les gens sont pimpants, enjoués. Ils vont chercher des boissons alcoolisées dans les bars qui longent la promenade, près d'un carrousel plein de musiques, assailli par les enfants.


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