Rétrospective


Je sors de chez Pascal, la nuit approche, il fait froid. Je prends en vélo par Saint-Roch. Une voiture me dépasse, ses feux rouges sous mon nez, il y a comme du brouillard. Le bruit des roues dans la pluie, le crachin sur mon visage. On a trop fumé, maintenant des voix chantent dans ma tête: un mantra, des paroles, des mots aléatoires qui se placent tout seuls sur l'air de "C'est moi qui suis Colargol". C'est agaçant, cette chanson idiote dans ma tête. Il faut que je me concentre sur la route. Voici le virage à droite, où mes yeux tombent, à mi-hauteur, sur les néons rouges de l'enseigne du Cazard. Et tout à coup, il y a là comme un tunnel temporel. Le demi-jour, la pluie fine, la fraîcheur: c'est un soir de 1982 qui revient. On ira au cinéma avec Bertrand et Guislaine. Sinon avec Bibi et Bernard. Voir Poltergeist ou E.T. Ou alors on ira au concert de Téléphone, à Beaulieu. Cette année, nous avions passé tout un dimanche au Cazard, justement. Au printemps. Je me demande si vous vous en souvenez aussi, chère Madame? La grande salle illuminée, pleine de brouhaha. Sur un guéridon dans l'entrée, un soliflore avec une rose rouge, et, sous la photographie en noir et blanc de l'intéressé, solennellement dressée dans un cadre dominant la fente d'une urne, ces mots:

LETTRES
A
L. RON HUBBARD

La rue du Clos-de-Bulle rejoint la rue Neuve, l'enchantement cesse. Je regarde la rue Chaucrau où était, je crois bien, ce restaurant où nous étions venu manger, à midi, tous les trois. C'était un chinois, moi-même je n'étais encore jamais allé au chinois, à table j'avais l'impression que tout était très cher et j'étais embarrassé d'être invité. Ce sentiment d'être un pouilleux acnéique invité par des êtres de lumière, élégants et propres.
Un peu plus tard, je fais la route dans l'autre sens et la même impression de déjà vu me reprend — dans le tunnel cette fois. Qu'était-ce? J'ai oublié. Je me dépêche, j'ai envie d'être à la maison, au chaud, j'ai faim. Je coupe par la rue de la Tour, quelle rue atroce, sinistre, quelqu'un crie à la porte d'un bar. Ici aucune réminiscence. Pas même celle de Ludi, dit Jeff — c'était pourtant bien dans cette rue, quand les voitures y circulaient encore, c'était là qu'il s'était garé, ce soir où nous étions allé manger les pieds de porc au madère aux Sapeurs Pompiers. Un cabriolet, peut-être bien une Triumph, nous avions dû nous coincer, ma mère et moi, sur une banquette arrière quasi inexistante. Le plancher était encombré de journaux. Des journaux de cul, certainement. Ensuite je ne suis plus sûr, peut-être que Jeff, dit Ludi ou Ludi, dit Jeff, et mon père, bien sûr, voulaient s'arrêter chez Jeff, boire un verre, mais ma mère avait dit Non il y a le gamin, on rentre, s'il te plaît. Après vous ferez comme vous voudrez, mais moi et le gamin, vous nous ramenez. Mais peut-être qu'elle n'avait pas dit ça et qu'on était passé chez Jeff quand même?
Et certaines fois je pense que ce soir-là, dans le cabriolet de Jeff, nous étions certainement passé ici, devant chez moi... A moins qu'il ait pris par Tivoli.

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