Pardon


Un soir de la fin des années 90, j'ai reçu un coup de telephone. Une voix de femme, inconnue, m'a demandé si j'étais bien le petit neveu de H., avant de m'apprendre sa mort. Du grand oncle et d'Hélène, je n'avais plus de nouvelles; moi-même, je n'avais plus donné des miennes non plus, depuis leur voyage a Villeneuve (que j'avais organisé, à sa demande, en 1991). Au bout du fil, cette nièce d'Helene me parle encore d'eux. Sa femme décédée, H. etait revenu d'Espagne finir ses jours, depuis plusieurs annees, dans un EMS de La Tour-de-Peilz. C'est là qu'on a retrouvé mon numéro, dans ses affaires. D'où ce coup de fil. Cela me surprend énormément; car entre 1991 et ce moment-là, j'ai demenagé trois fois; changé deux fois de numéro. Donc il a recherché activement mes coordonnées — sans toutefois jamais m'appeler. Elle me livre la clef de cette énigme: "Il etait sourd comme un pot". Impossible pour lui de téléphoner...
Quelques jours plus tard, nous sommes au cimetière de La Tour-de-Peilz. La femme qui m'a appelé est là, entourée de plusieurs inconnus. Dans le vent frais, un pasteur prononce quelques paroles, avant de déboucher une urne. Un officier des pompes funèbres ouvre le clapet d'un tube metallique, emergeant d'un massif de fleurs: l'orifice d'une fosse commune. Lentement, le pasteur y verse les cendres de l'oncle. Une bref Notre Père, récité en commun. Puis, le pasteur s'en va avec l'officier des pompes funebres. C'est la fin de l'après-midi. Le soleil vient de disparaître. Je me retrouve là, avec ces gens, qui ont connu ma famille à une époque lointaine. A plusieurs reprises, ils me confondent avec mon père. Je dois rectifier. Nous quittons le cimetière. J'espère que quelqu'un proposera d'aller boire un café, j'aimerais mieux connaître ces personnes. Savoir d'où je viens. Mais cela ne se produit pas: on me tend la main. Eh bien au revoir. Les portières des voitures claquent. Il n'y a plus personne.
Alors je fais quelque chose de laid. Les semaines qui suivent, je feuillette régulièrement la Feuille des avis officiels. J'y traque les avis d'ouverture des testaments. Enfin, celui de H. est publié. Je m'annonce aupres du Greffe du Juge de paix de Vevey. Dans mon esprit, l'incertitude financière qui me tourmente alors (il y a cette satanée maison en construction, dont on ne parvient pas à connaitre le futur loyer) justifie ce geste. Mais plus encore, la déception ressentie au cimetière; ce sentiment d'abandon. J'ai voulu me venger de cela. De toute façon, j'etais allé à Alicante; j'avais bien vu la modestie, pour ne pas dire le dénuement, dans lequel vivaient l'oncle et la tante; leur petit appartement au premier étage d'un immeuble caché a l'ombre d'un gratte-ciel des années soixante, une quartier comme irréel, entre le rocher et la plage...
Quelques temps plus tard, je reois une lettre officielle: on me confirme que mon degré de parenté est insuffisant pour prétendre a un quelconque heritage. D'ailleurs, l'oncle avait tout légué à la dame du téléphone. Je m'en doutais bien. Le problème est que des copies de ce courrier lui ont été adressées, ainsi qu'à mon oncle, qui détestait H. Voilà donc maintenant chacun au fait de mon absurde cupidité. Voilà l'image que cette femme inconnue a de moi: un type intéressé... C'est pourquoi je tenais à le dire: je regrette ce geste aujourd'hui. Je vous demande, à tous — et aussi à toi, cher vieil oncle — pardon d'avoir fait cela.

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