1989


La pièce dégageait une étrange odeur; probablement celle la moquette, grise. J'y avais rendez-vous le matin, vers 8 heures, une à deux fois par semaine. Les voilages blancs qui trainaient par terre filtraient la lumière vive de l'hiver. Les sièges d'acier et de cuir se faisaient face entre les deux fenêtres. Contre le mur du fond, un meuble de rangement mi-haut, assez laid, laqué, dans les tons anthracite et aubergine, dans le style général du cabinet garni d'un mobilier de décorateur, certainement coûteux. Je racontais là mes "agissements de roulottes". Mon interlocutrice prenait conscience de réalités qui lui échappaient totalement; malgré sa ridigité glaciale, son peu d'empathie, elle m'aidait cependant à envisager ce qui était en train d'arriver.
Vendredi saint, nous avons pris la route assez tôt, laissant la maison sous la garde du seul chat. Vers la mi-journée, dans un embouteillage sur la tangentielle est de Milan, nous écoutions les histoires de Jean-Louis Millet, que j'enregistrais sur des cassettes recyclées. L'après-midi, nous roulions vite sur l'autoroute A4, le long des usines interminables de Dalmine. En fin d'après-midi, d'une chambre d'hôtel de Vérone, j'ai appelé Cossonay. En disant où j'étais d'un taux faussement enjoué, j'avais une boule dans la gorge, que les mots peinaient à franchir. L'impression d'avoir fui. D'avoir lâchement faussé compagnie. Alors que j'aurais pu être là-bas. Alors qu'on aurait pu passer encore un peu de temps ensemble. Mais surtout, il y avait cette chose énorme, qui était là, au milieu de la ligne téléphonique, qui étouffait les voix. Cette chose massive, mais dont personne n'avait le courage de parler. Et cette impression de trahison me suivait le soir, dans les rues de la ville et ne me quittait que lorsque nous roulions sur l'autoroute et que les radios passaient en boucle Mandela Day des Simple Minds, alors même que Mandela n'était pas encore libéré. Et nous non plus.

Une voix altérée au téléphone m'a immédiatement fait comprendre que quelque chose n'allait pas. J'ai pris le volant et je suis parti. Dans le salon, un comique imbécile s'agitait sur l'écran. Je revenais de trois semaines en Polynésie, en mon absence tout s'était passé très vite. Je me souviens que je portais un t-shirt noir et magenta; mon bronzage était comme déplacé; comme une insulte. J'en avais honte. On était assis tous les quatre autour de la table de la salle à manger. Avant que je m'en aille, on a encore regardé en direct les images des défilés du Bicentenaire français à la télévision. Vous m'avez dit de venir manger le lendemain à midi. Le soir, j'ai rejoint D* aux Fêtes de la Cité. Il faisait chaud, on a mangé et bu assis à même le sol, dans les rues pleines de bruit et de cohue. J'étais envahi d'un désir sexuel intense que rien n'assouvirait. On a fini par se coucher au petit matin dans l'appartement de D*. Au bout d'un moment, il s'est endormi. Je savais que je ne fermerais pas l'oeil. Je suis remonté à la Cité. Le soleil chauffait déjà les rues désertes, jonchées de gobelets brisés, de détritus que ramassaient les balayeurs matinaux. J'ai repris ma voiture, je suis rentré chez moi, en état second. J'ai pensé faire des rangements. Ecrasé de fatigue, je me suis couché: il fallait que je me repose quelques heures. Evidemment, sous l'effet de l'épuisement, du décalage horaire, je ne me suis réveillé que vers 13 ou 14 heures, dans un cauchemar, trempé de sueur. L'angoisse me mordait. Elle m'étouffait, quand j'ai compris, à la lumière blanche qui inondait ma chambre, qu'il était trop tard, que vous étiez sortis de table et que j'avais à nouveau manqué un rendez-vous. Comme à Pâques. J'ai téléphoné immédiatement, mais tu m'as dit d'une voix douce et lasse: C'est pas grave lapin, tu viens quand tu peux...

A la toute fin de l'année, Melissa Etheridge chantait No souvenirs.

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