Tiroume


La serveuse, que le coiffeur a paraît-il baptisée Eusèbia, balaie derrière le comptoir, rassemblant sur le carrelage démodé les miettes et les saletés laissées par la clientèle de midi qui a maintenant déserté. La patronne est assise à ma place, c'est-à-dire à la petite table ronde près de l'entrée, derrière la vitrine. "Deux Turcs d'origine suisse, vous savez ce que ça veut dire, vous? " Elle a relevé la tête d'une colonne de faits divers et m'interpelle, derrière ses lunettes vieillottes, à montures dorées. Ce concept de nationalité multiple la dépasse, la met en rogne. Les deux personnages dont il est question ont fait un mauvais coup, rapporté par la presse de boulevard. Et ce fait est forcément imputable à leurs racines turques, bien sûr. J'insinue que ces deux-là sont peut-être nés en Suisse, qu'ils ont peut-être même l'accent vaudois. Elle acquiesce. Mais reste en colère. Comme souvent. S'ensuit une diatribe sur l'intégration ratée; le commerçant voisin a droit à son procès: ce type, sa femme et leurs gamins ont tous des passeports suisses; mais vous croyez qu'ils parlent un mot de français? Rien! En plus, il a fait de la prison, l'an dernier. Alors qu'elle, quand elle est arrivée de Saint-Gall, il a bien fallu qu'elle l'apprenne, le français! D'ailleurs, on ne se gênait pas de lui rappeler qu'elle était là pour ça, dans ces magasins où il lui a fallu comprendre que quatre-vingts et huitante, c'était kif-kif. Elle repose son journal sur la table carrée du milieu de la salle et disparaît derrière le comptoir.
Je me retrouve seul. Un haut-parleur passe en sourdine l'une des vingt rengaines que
Nostalgie diffuse en boucle. Des chansons inoffensives, que tout le monde connaît par cœur. Une musique qui ne dérangera pas la clientèle; une musique aussi figée que ce lieu où je viens chaque jour, boire un thé, manger un sandwich, lire les journaux. Le plus souvent sur la terrasse; à l'intérieur quand il fait mauvais, comme ce vendredi. Je regarde le tiroume. Je me souviens du panneau amusant qui trônait sur la machine à café à mon arrivée dans le quartier: "Chers clients, merci de ne pas fumer à l'intérieur. Nos pâtisseries vous remercient." Désuet. Comme les nappes en synthétique à la propreté douteuse; comme tout l'agencement; comme le papier peint et les lampes. Au-dessus des vitrines, je remarque de la crasse autour du mécanisme des stores à lamelles, qui ne sont abaissés que le dimanche après-midi et le lundi, jours de fermeture...
Ils sont arrivés là en 1984, ils avaient la trentaine, un fils unique, adolescent. Depuis, ils ont bossé, sans jamais prendre de vacances. Vingt-six ans ont passé, comme ça. Le fils est devenu chirurgien. Eux, grands-parents. Le monde a changé, la ville aussi. Même le quartier. D'abord, la gare du LEB a été déplacée plus à l'est, sous la place: il leur a fallu supporter deux ans de marteau pilon, de palissades, un trottoir rétréci pour, au final, perdre une importante clientèle de passage. Moche! Et maintenant? Les cambriolages répétés, la porte dix fois fracassée au milieu de la nuit, et pour rien. La faute aux drogués! Et depuis peu, voilà l'abribus voisin de la terrasse squatté à journée faite par un troupeau de blacks braillards, qui fuient Chauderon où les flics essaient de reprendre la main. Oui, le moment est venu de vendre. De prendre des vacances, peut-être. Sauf que les acheteurs ne se pressent pas au portillon. Il faut payer le laboratoire et ses machines. Et qui veut encore se lever à 3 heures du matin pour faire le pain et les croissants? N'avoir qu'un jour de congé par semaine? Ne pas prendre de vacances pendant 26 ans? Etre réveillé par les flics au milieu de la nuit pour venir constater les dégâts des voleurs surpris par des voisins?
On serait aigri pour moins que ça.

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