Vollmond


Un jour, mon père m'avait prié l'aider au jardin. Mais dans mon esprit, sa demande tenait plutôt de l'ordre de marche. Il faisait soleil ce matin-là, un matin de printemps. J'avais six ou sept ans. Nous nous tenions accroupis au fond du potager. Il s agissait de planter un bulbe de dahlia que l'on m'avait donné. Mon père était de bonne humeur, il parlait posément, dans le rôle de celui qui enseigne les choses de la nature a son fils. Mais je n'étais pas tranquille. En fait, je n'avais pas envie d'être là. J'aurais préféré, comme toujours, rester "dans les jupes" rassurantes de ma mère.
"
Tu vois, on va enlever cette grosse feuille, là, qui nous ennuie", a dit mon père en coupant brutalement un généreux plant de rhubarbe qui recouvrait le coin de plate-bande dévolu au futur dahlia. Puis, il a creusé et le bulbe s'est retrouvé en terre. Je regardais le jardin, le verger, le ciel bleu, avec un nœud au ventre. Cette opération achevée, qu'allait-il se passer? L'angoisse m'a saisi: le temps était bloqué, je devrais rester là, avec mon père, toute la journée peut-être. Je me sentais piégé. J'ai fini par lui demander je pouvais remonter a l´appartement. Il a relevé la tête de son carreau et m'a dit, comme si c'était une évidence: "Mais bien sur. Vas-y. Tu es libre". Libre? Moi? Je n'étais donc pas son prisonnier? Cette information m'a électrisé. Je me suis enfui aussitôt. Je pense qu'il ne s'est jamais consolé du fait que je craignais sa compagnie. Même s´il savait pourquoi.
Cet évènement est-il à l'origine de ma phobie des obligations morales? En fut-il simplement la première manifestation consciente? Je ne sais pas. Mais ce même sentiment, voisin de la claustrophobie, se produit encore avec virulence. En fin de semaine dernière, la perspective d'un nouveau week-end chez M* avait cet avant-gout de piège. Je ne pouvais m´y résoudre. Par un SMS lapidaire, j´ai fini par le prévenir de ma défection moins de 24 heures avant notre rendez-vous.
Me voici seul à Berlin, sans avoir répondu à son appel, sans même avoir lu son courriel. J'ai fait usage de ma liberté pour tenter de m'affranchir du poids d'une obligation morale. Or cette lâcheté me poursuit. Ce conflit intime m'empoisonne; s'y ajoute l'éloignement de mon hôtel de la périphérie de Neukölln (au-delà du Ring et même de l'autoroute 100), qui me fait voir la ville sous son pire aspect: froide, brumeuse, sale; quartiers pauvres, tristes à fendre l'âme, métro peuplé de gens hagards, fourbus, dépenaillés. On comprend donc que ma volonté de m'affranchir des obligations morales entre en conflit avec mon désir de ne pas blesser, de ne pas déplaire. Dès lors, quand M*, prévenu par les pipelettes du Mutschmann's de ma présence en ville, demande à me voir dans un SMS, je lui accorde ce rendez-vous. Nous nous expliquons dans une trattoria. Une heure plus tard, sur le quai du métro, s'opère le vrai choix de ce week-end: je regagne ma chambre vers 23 heures. Alors, il serait encore temps pour mettre mon projet à exécution; je pourrais me changer et partir au Berghain. Mais je décide de cesser de lutter contre la volonté de l'autre. Je reste stupidement loyal à un engagement moral sans doute fantasmé. Car au fond, je ne dois rien à personne. Et pourtant... Dans ma chambre, j'emporte quelques affaires pour passer la nuit chez M* (qui s'est entretemps couché et endormi, après m'avoir méchamment alllumé). A l'heure où Marcel Fengler commence certainement à faire léviter les premiers clubbeurs, je suis étendu, immobile, dans un lit blanc de Schöneberg, toutes lumières éteintes.
En fin de compte, je sais maintenant qui j'ai le plus trahi.
[Dans le couloir de l'hôtel, une odeur connue. Je m'arrête: que me rappelle-t-elle? Je fais un pas, me tiens immobile. Je respire encore. La réponse remonte des profondeurs de ma mémoire olfactive: c est l´odeur de l'appartement de la rue Jean-Jacques Cart dans lequel René, mon premier amant, louait une chambre. René... Un jour, je raconterai peut-être cette triste histoire.]


 
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