Arc-en-Ciel


Les vieux réflexes sont tenaces. Genre: aller chez Media Markt = prendre la voiture. En fait, ce n'est plus nécessaire: le bus 17, qui passe devant chez moi, m'y mène directement. Je le prends vendredi vers 17 heures, il est rempli de voyageurs assez fatigués. Toutes les places assises sont occupées, je reste debout dans le soufflet de l'articulation; un endroit assez sombre, en fait. A côté, deux frères jumeaux, de type portugais, entre 15 et 18 ans, les oreilles reliées à leurs iPods. Le soleil couchant incendie le bas de l'avenue de Morges, entre chaque immeuble. Ciel de fournaise au-dessus de la gare de Sébeillon; puis, les arches fluides du pont du Galicien se découpent sur un fond de brasier. Le chauffeur met brusquement des gaz, je m'accroche à la barre jaune.
Les frères portugais sont partis. Plusieurs personnes d'allure indienne les ont remplacés, une femme petite, avec un tilak sur le front. Le véhicule se vide à l'arrêt 14 Avril, d'autres personnes embarquent, des Tamouls. Sur le trottoir, un type marche en me fixant. Le feu passe au vert, le bus repart, plonge en grondant vers la plaine. On passe sous le sinueux viaduc de l'autoroute alourdi de trafic. Arrêt Arc-en-Ciel: il faut descendre.
On sent que personne n'a imaginé que des humains chemineraient un jour dans ce coin. La femme au tilak est descendue aussi, elle marche devant moi du mauvais côté de la route – celui qui est dépourvu de trottoir. On se tord les pied dans l'extrémité d'une platebande ou les piétons ont déjà ouvert un sentier de terre battue, mal ressuyée. Mais il débouche sur l'accès au drive-in du MacDonalds, il faut vraiment traverser.
Au retour du magasin, je vois la Mèbre couler dans un bosquet, indifférente au trafic, au bruit environnant. Me revoici au carrefour. Avec ces artères à six voies, pas question de traverser à la sauvage: il faut presser la commande et attendre, sagement. Une brume bleutée tombe lentement: le soir. Le bus arrive en sifflant. Rempli d'hommes – des travailleurs. Un type avec un bonnet rouge monte, me regarde, il tient une bière Amsterdam (11,6% d'alcool). On repart, le véhicule rejoint sa voie réservée, remonte en rugissant la file des bagnoles bloquées sur la route de Bussigny. La voix synthétique annonce "Renens-CFF nord". Je regarde la maison ronde, comme quand j'étais gamin. C'est ici que s'arrêtera le futur tramway... Tout à coup, le type à côté de moi (un quadra à lunettes et serviette de cuir) interpelle deux jeunes cailleras qui viennent de monter: courts sur pattes, l'un style méditerranéen, cheveux très courts, doudoune brillante, l'autre à peine plus grand, peau blanche, cheveux très clairs, visage aplati, casquette noire à peine posée sur le crâne, et les écouteurs de l'iPod qui pendouillent par dessus ses pavillons d'oreille. Je suppose d'abord que mon voisin a été leur instituteur; ou leur éducateur... Comme leur conversation évolue, je comprends qu'il doit plutôt s'agir d'un délégué à la jeunesse d'un quelconque pouvoir public. "Tu connais un bon grapheur?, demande-t-il au blond. Mais un pro, pas un type qui fait juste du 10-20". L'autre, avec l'accent yo, "Ouais, j'en connais un, vous tapez MC-P dans Facebook, vous le trouvez, vous verrez M'sieur, c'est un vrai, il est à Prilly. MC-P dans Facebook, allez-y..." Je tourne la tête, à gauche les barres d'immeubles de Florissant sont comme posées de façon aléatoire sur le terrain, leurs façades percées d'une myriade de fenêtres carrées défilent. Les vitres teintées du bus plongent le quartier dans une fausse lumière estivale d'orage, crépusculaire. Je descends à Prélaz. De l'autre côté de la rue, le supermarché comme une bouée lumineuse dans la nuit qui descend, très lentement. Je ne déménagerai peut-être plus jamais d'ici. J'attends pour traverser. Mon coeur pèse à peine un gramme.
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