Under pressure


Le train du retour était toujours un omnibus. Alors que je me languissais de rentrer à la maison. D'anciennes compositions, bruyantes, avec des sièges bruns, durs, des boiseries, des wagons qui sentaient la fumée froide. L'hiver était terminé. Le train sortait du tunnel, cheminait brièvement dans le décor gris vert de cette zone incertaine, là où le Rhône franchit un défilé qui lui fait quitter son paysage natal et l'envoie vers des horizons enfin élargis. Gare de Bex. La lumière de midi s'étalait avec dureté sur les toitures, les façades grisâtres des usines, sur les bâtiments industriels disparates. Un sifflement: on repartait. Et il fallait encore subir la halte de Saint-Triphon où l'on voyait souvent passer une ancienne locomotive de type "crocodile", réservée à la manœuvre des trains pétroliers. Puis la plaine filait. On descendait dans le passage souterrain recouvert de faïence vétuste, qui se terminait par un escalier étroit, au bout d'un boyau aux relents d'urine.
Cette printemps-là, j'écoutais ce disque en boucle. Je le remettais sans cesse, et je regardais tourner le tapis de la platine, recouvert de caoutchouc noir d'aspect poussiéreux. Je n'avais jamais assez de cette musique. Je remettais le 45 tours. J'estimais qu'aucun air ne traduirait jamais aussi précisément mes sentiments. Les murs du salon étaient recouverts d'un papier peint dans les tons jaunes. Frédéric m'avait dit que sa sœur pourrait nous traduire les paroles de cette chanson. J'avais moi-même tenté de le faire, recherchant chaque mot dans le Harrap's. Mais cet exercice ne m'avait pas paru concluant. Or elle ne semblait pas pressée de traduire; je rappelais régulièrement à son frère de la solliciter. En vain, bien sûr.
Quand je repense à cette période, ce qui me frappe c'est l'inconscience du provisoire. Je n'avais aucune idée de ce que serait l'avenir. Aucune crainte, non plus. Au contraire. Je ne me rendais pas compte de la précarité de notre situation. Comme si nous avions été immortels. Comme si nous allions vivre éternellement, ensemble, dans ce quatre pièces. Avec Gilles. La chose la plus importante du monde était la marque de l'amplificateur que je pourrai, un jour, m'acheter. Je me rends compte aujourd'hui de ma légèreté d'alors. Je remettais ce disque, une nouvelle fois, et il sonnait toujours aussi juste. La délicatesse des voix de Mercury et de Bowie mélangées. La simplicité magnétique de la ligne de basse. L'efficacité du claquement de doigts qui marque la fin du morceau... Le ciel s'appuyait sur la crête d'une chaîne de montagnes bleues foncées. A la cuisine, nous avions une cafetière électrique Turmix en plastique brun et blanc.
Plus tard seulement, j'ai appris que cette chanson avait été enregistrée à quelques kilomètres de chez nous, au Mountain Studio, à Montreux. Je me demande quelle aurait été ma réaction si on m'avait donné cette information à ce moment-là. Un mélange d'incrédulité et de fierté, probablement.

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