Dix-neuf



Ma belle,

Je crois que tu ne reconnaîtrais plus ta ville. Les quartiers sont les mêmes bien sûr; ce sont surtout les gens qui ont changé. Quelque chose dans les attitudes. Une dureté s'est installée. Une certaine rudesse. Il y a des endroits où l'on stationne, comme à Bel-Air, nuit et jour. Le soir, je rentre chez moi et je ne regarde plus les blacks que je croise: j'en ai marre qu'on me propose de la coke tous les trois pas. A Chauderon, je sors mon appareil pour prendre une photo et, sous l'abri bus, deux personnes qui n'attendaient pas vraiment le bus s'esquivent prudemment...
Je me souviens que peu de temps après ton départ, j'étais à Vevey, dans un bar moderne, sans charme, et je t'imaginais. Je te voyais assise, dans un angle, près de la vitrine. Avec ton sac à main en cuir blanc et beige posé à côté de toi - celui qui est encore ici, dans une armoire, avec ton porte monnaie, de l'argent et des photos à l'intérieur. Et je me souviens m'être dit que si tu étais revenue t'asseoir sur la banquette, comme on revient des toilettes, personne n'aurait été surpris de te trouver là. Mais le temps allait passer, me disais-je. Et alors, tes vêtements, ta coiffure, ton sac à main peut-être, ou simplement ton allure générale auraient parus curieux. On se serait étonné de ta présence, anachronique, dans ce bar. Et aujourd'hui, ce temps a déjà passé. Peut-être que ce bar n'existe plus, de toute façon. Cela m'est égal.

Je rentre chez moi, la nuit tombe, il fait chaud mais la pluie s'est mise à tomber. Je sens comme des lumières à l'intérieur de moi, celles que vous étiez, celles que nous sommes. Je suis une force. Tu sais bien que je ne suis pas présomptueux! Que je résume simplement par quatre mots un sentiment, une certitude qui a mûri des années durant. Grâce à toi, grâce à vous, je connais cette force; je n'ai plus guère de peurs. Les doutes (auxquels Ig est parfois en proie aujourd'hui) sont peut-être encore là; mais ils ne sont plus anxiogènes. Car ce qui doit arriver se produit. Et rien n'est important.
Tout à l'heure, dans le bus bondé, mon bras accroché à la barre du plafond frôlait celui d'un homme plutôt jeune. J'ai aimé ce contact furtif. Je l'ai économisé, mettant à profit les cahots du bus pour prendre, artificiellement, des distances avec cette peau étrangère; puis la retrouver brièvement. Je percevais la chaleur, l'échange d'énergie impromptu, agréable. Bien sûr, j'aimerais aussi parfois serrer un corps contre moi, le soir au moment d'éteindre la lampe de chevet; mais je sais que dormir seul et s'en trouver bien est une habitude - mais aussi une victoire. Car je me sens seul mais habité.


Je t'embrasse bien fort
Ton Cambe-Choux


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