Our own private inferno

Carrelages, linoléum, tapis antidérapants détrempés. Divans aux coussins mal séchés. Obsession de l'hygiène: omniprésence des désinfectants; sièges de WC autonettoyants; brumisateurs de désodorisant. Une bouillie sonore sans fin, faite de remixes de Madonna, résonne sous les plafonds striés de conduites. Au-dessus du passage qui mène au bar, une grosse horloge égrène le temps perdu. Crachement incessant des douches dont les poussoirs sont sans cesse pressés; claquement de la porte du hammam. Aujourd'hui, la pluie précipite ici tant de corps désœuvrés et avides que les vestiaires sont saturés; la réception distribue des sacs à ordures numérotés pour y mettre les vêtements. Alors, tout est prêt pour les rondes sans fin. Dans l'obscurité du bain vapeur, les grappes de corps compactes se font et se défont au fil des jouissances. Dans l'eau agitée du bain à remous, les pieds, les genoux, les mains se frôlent. Vibration sourde des pompes, regards faussement méditatifs émergeant de la cuve frémissante. A l'étage supérieur où sont un labyrinthe, un sling, des salons vidéo, des rangées de cabines, on étouffe. L'air manque. Partout, des corps quasi nus, arrêtés ou en mouvement, se touchent ou s'évitent; peaux lisses, blanches ou brunes, grêles, glabres ou poilues; corps désirables ou laids; regards recherchés ou évités. La chorégraphie d'ensemble est réglée par un principe tripolaire cardinal: attrait, indifférence, répulsion.
L'établissement a été plusieurs fois refait; il paraît toujours net, au contraire de cet homme que je vois ici à chaque fois, depuis 20 ans peut-être. Sans charme, il a gardé ses cheveux longs, maintenant gris; il s'empâte. Je le vois se noyer dans la masse indistincte des corps du hammam, y recherchant les contacts aveugles, furtifs. Rencontrer ce fantôme à chaque fois me désole. Je ne voudrais rien partager avec lui. Or, nous avons les mêmes loisirs et fréquentons le même petit enfer.

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