La croisée des chemins


Cet après-midi, les traînées blanches que laissent les avions dans leur sillage restent imprimées dans l'azur. Elles tombent très lentement vers la terre, se rapprochent en se dilatant, jusqu'à prendre la forme de nuages allongés. La luminosité baisse, la chaleur décroît subitement : le soleil est momentanément voilé par l'immense croix formée par deux de ces cirrus. Il descend, devient oblique, il ne chauffe que mon côté droit ; ma gauche reste exposée à une petite brise fraîche. Je ne vais plus tarder. J'écoute de la musique. Je repense à hier soir, après le repas, dans le caveau. Le jeune Steve et sa guitare électrique, sa musique qui ramenait 30 ans en arrière. Du rock. Le modèle implacable et répétitif couplet - refrain. Nicole qui danse, ses cheveux humides collent à sa nuque; Anna qui danse; Véronique et Thierry qui dansent; le frère de Nicole qui sautille, tout rouge, l'air ravi, souriant et hochant la tête. Le caveau chaulé avec ses lumières rouges est un cadre fini (on peut en tracer les plans), comme ces musiques (qui se notent sur des partitions). Je préfère celles que j'écoute, qui n'ont ni véritable début, ni fin. Les nappes se succèdent, se chevauchent, varient, s'en vont, reviennent, disparaissent ; d'autres arrivent, étonnent ; les ambiances changent ; une tonalité demeure - ou alors un rythme - qui relient le tout. Ces musiques débordent largement de tous les cadres. Elles sont comme l'eau. Comme des surfaces planes infinies, sur lesquelles on peut voyager librement. La vie est une énergie continue, qui déborde largement de notre être. Il me semble vain de s'accrocher à quelque chose (un moment, un être), dès lors que tout est en mouvement. Que tout passe. La seule constante est notre âme. La qualité de la taille du diamant qui vibre dans le sillon toujours changeant, la force de la pince du tramway de San Francisco qui s'accroche au câble qui le hissera en haut de la côte.
Hier donc, l'anniversaire de Nicole, les acteurs et les actrices de sa vie réunis dans cette grande maison, à un moment où l'on sait avec certitude que la moitié du chemin est faite. La plupart ont sans doute une bonne partie de leurs rêves derrière eux. Des enfants de 20 ans. A eux, il faudrait peut-être dire que le temps où l'on peut décider pour soi-même ET en connaissance de cause est court. On ne s'en rend compte qu'assez tard. La vérité est que nous avons les manettes en mains pendant dix ou quinze ans peut-être, et puis les choses sont jouées. Je regarde ces personnes que je ne croise qu'occasionnellement, je capte le traître flétrissement des peaux, la marque du temps (qui n'épargne que Marie). Je suis bien conscient d'être au coeur de mon temps, au centre de ma vie. Maintenant. Ici. C'est sûrement août. Peut-être encore juillet? Des choix se présentent. Je les fais. Les prises de conscience sont des processus lents. Tout à coup le soleil est moins fort : un nuage dans le ciel. On ne l'avait pas vu arriver... Quand l'ombre gagne, il faut se déplacer au soleil. Changer de voie, reprendre de l'élan. Pincer le câble qui continue de rouler dans son ornière. Il ne peut rien arriver de pire que de ne plus décider. Quoique si: regretter.

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