Soixante-cinq

Vraiment, je ne peux pas imaginer ta peau. Ni ton visage. Ou alors si, comme celui de Suzanne Flon. Tes poignets seraient toujours si menus ; tes attaches, si fines. Il y aurait peut-être des taches brunes sur tes mains. Toujours aussi, ce point gris bleu, comme une pierre sous ta peau blanche. Tu aurais peut-être fait le choix des talons plats... Mais j'en doute.
Hier soir je regardais sur YouTube un vieux clip de Tears for Fears, et toute cette période remontait à la surface. 1982. L'appartement du 4e étage, les tentures bleues. La moquette vert tilleul au mur de ma chambre. Le duvet nordique. Mon anniversaire avec mon oncle, ma tante et "les janvier": je me couche au petit matin. Les beaux jours arrivent. Je fais le cancre au collège. Le dernier jour de l'année, je sais bien que l'on se quitte pour toujours. Au pied de la falaise de Saint-Maurice, je comprends que la vie que l'on croyait sempiternelle n'est qu'une suite de séparations. Que tout prend fin un jour, que tout change. Qu'aux tronçons rectilignes succèdent des aiguillages, des virages qui nous éloignent les uns des autres, définitivement.
Vacances à Lucerne en vélomoteur avec deux copains. Chamailleries. Deux soirées à la discothèque "San Francisco" (où un vieux cochon m'invite à une partouze au Schweizerhof - j'ai 15 ans). On se sépare sur le chemin du retour. Je te rejoins par le train à Cossonay. Je crois bien que c'était le 15 juillet. Un crépuscule qui n'en finit pas. Joie des retrouvailles. On me prépare du thé, une collation. Dans l'émotion, la Mémé lâche un pot de crème épaisse qui s'écrase et se répand sur le carrelage de la cuisine. Le lendemain, j'accompagne Pépé à l'Angleterre. Sur les glaces, publicités pour le vin "Piganot". Je me souviens de son après-rasage sucré. J'adopte la vieille veste en daim de Gilles. L'hiver suivant, je skie en jeans, vieux pull. Bertrand est au plus profond de l'ennui. Il est encore là pour quelques années. Et toi aussi, avec tes tailleurs ou tes vieilles jupes en jeans, tes humeurs inconstantes, tes absences effrayantes, ton amour si maladroit...

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