Les choses

En arrivant ici, j'ai tout de suite senti que j'étais comme piégé. Qu'il y avait des risques pour que je ne quitte plus cet endroit. Lentement, je me suis fait à cette idée. Ou plutôt, je me suis déshabitué de l'idée du semi-nomadisme. Je veux dire que j'ai immédiatement compris que je pouvais poser mes valises ici, et les remiser à la cave. Cesser de penser provisoire, cesser de convoiter d'autres logis, cesser de m'imaginer sans cesse déménager, vivant ailleurs. Ensuite, petit à petit, les choses ont trouvé leur place ici. L'appartement a opéré en aimant; son champ magnétique a rapidement attiré certains objets jusqu'alors en orbite: l'armoire de mon grand-père; le vieux frigo de la rue du Crêt; le poste de radio Philips à tubes, que Dominique m'avait acheté un jour aux puces; le sucrier de Cossonay; jusqu'à la vieille antenne TV de Senarclens, oui, qui retrouvé sa place dans l'obscurité poussiéreuse du galetas. Et chaque objet, chaque chose attirée ici a comme renforcé le pouvoir d'attraction de l'aimant. Un petit monde s'est créé – recomposé, pour être plus précis. Un monde fait de choses qui contiennent chacune une partie de moi-même. J'avoue que je dois faire des efforts pour ne pas me laisser dominer par les choses. Je dois lutter contre leur emprise. Je dois reconnaître leur finitude – que certains amis bien intentionnés se chargent de me rappeler... bien que je sache que la plupart nous survivront malgré tout...
Je dois veiller à ma tendance à m'attacher aux choses. A tisser avec elles des liens de caractère humain, des liens de fidélité. Je dois cesser de les croire vivantes. Mais je vous assure qu'elles n'attendaient que ce déménagement pour atterrir, pour s'arrimer là, pour me cimenter là. Un jour, je prendrai un grand sac à ordures et je ferai le tri des photos; je jetterai toutes celles qui ne me rappellent rien, toutes celles qui ne me rappellent rien de bon. Je donnerai les photos des générations précédentes à Sylviane.
Je m'allégerai un peu.

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